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Récit de croisière : Alghero, Cagliari, Catane, Athènes, Kos, Finike    
1 message du 08/02/2008 au 08/02/2008    

Récit de croisière (version complète avec photos) - pdf 8.95 Mo

 1 - De mindelo le vendredi 08 février 2008 à 17:57 
 
RÉCIT DE CROISIÈRE


26 octobre 2007

Bonjour à tous,

Bon, je vous avais promis un récit de mes pérégrinations printano-estivales à la
mode d'Alain (content de voir qu'il va mieux), dès que j'aurai accès à mon livre
de bord (pour éviter de donner dans l'approximation et de compléter avec
l'imagination ce que la mémoire a effacé). Eh bien, c'est fait ; du moins, c'est
en cours.

En guise d'introduction, quelques données météo en vrac : sur la côte
méridionale de la Turquie, ma station m'indique, ce 26 octobre 2007, une
température à l'ombre de 30,9° (Celsius, pas Faraday), une pression de 1019,8
hPa, du soleil présent et à venir, environ 10 nds de vent d'ouest ; en un mot,
tout ce qui faut pour mettre son homme de bonne humeur. Je suis d'ailleurs
convaincu qu'à la vue de ces chiffres cette bonne humeur va se répandre, comme
une traînée de poudre, chez tous les participants de cet estimable forum.

D'aucuns, sans cesse grommelant, me diront, à juste titre, que, plutôt que de
perdre mon temps à m'escrimer sur un clavier d'ordinateur, je ferais mieux
d'aller naviguer, vers le magnifique archipel de Kekova, par exemple, où l'on
peut jeter l'ancre sans crainte, sous la protection d'un chapelet d'îles,
attendant la fraîcheur du soir pour se rendre dans un de ces petits restaurants
nichés au fond des criques qui font le bonheur des plaisanciers ; mais ma femme
et mon fils n'arrivent que dans quelques jours et, comme à chaque fin de saison,
il y a beaucoup à faire sur le bateau.

Je me suis interrompu pour discuter avec mon voilier... Non, pas le bateau ; il
m'arrive bien de lui adresser la parole, mais c'est généralement dans des
circonstances graves, lorsqu'un courant sournois a tendance à nous pousser vers
les cailloux ou qu'une pièce d'accastillage s'est bloquée au moment le plus
grave. Il s'agit en fait du professionnel qui vient de me confectionner, pour la
proue et la poupe, deux tauds de soleil en nid d'abeille, laissant passer l'air
et tamisant la lumière, mais bloquant irrémédiablement les méchants u-v. Ce
serait parfait, s'il n'avait prévu une quarantaine de points de fixation, dont
certains (de petits tendeurs) sont faciles à crocher et d'autres (des garcettes)
beaucoup plus longs à nouer, d'autant qu'il y a quelques passages de haubans.
Armé de mon dictionnaire de turc et surtout à l'aide de gestes éloquents, je lui
ai démontré qu'avec tout son attirail il me faudrait bien une heure pour le
montage et une heure pour le démontage ; alors, sous le soleil de juillet de
cette côte, je ressortirais de l'exercice cramoisi et bouffi, bien avant d'avoir
pu goûter les délices de l'ombre filtrée par cet excellent tissu Ferrari (pub
gratos). Ordonques, il a redécroché tout le bazar et promis de diminuer, tout en
respectant la solidité de l'ensemble, le nombre de points de fixation et de
remplacer, sur ma proposition, les bouts de ficelle par des sanglettes,
résistant mieux que des tendeurs et plus faciles à fixer.

Ah, le turc et les Turcs ! En dehors des zones très exposées au tourisme
(Istanbul, Bodrum, Izmir, Marmaris...) où l'anglo-turc est parlé couramment (une
langue assez redoutable aussi), on parle en Turquie d'abord, surtout et
essentiellement le turc. Cette langue nous est d'autant moins familière, à nous
autres Européens, que sa transparence est quasi nulle. En anglais, en espagnol,
en Portugais, même en allemand, on arrive toujours à s'accrocher à des bribes de
mots qui ont sens un sens pur nous ; en turc, vous pouvez laisser votre
interlocuteur parler pendant dix minutes, sans comprendre un traître mot de ce
qu'il raconte (à moins d'avoir en face de soi un disciple du mime Marceau).
Quand on est courageux, on s'attelle à maîtriser un langage basique, mais on ne
comprend toujours rien. Pourquoi ? Parce que la langue turque fonctionne à
l'envers et qu'elle agglutine tout.
Ex. : gelmiyorum = je ne viens pas (gel = viens, mi = ne ... pas, yorum = je) ou
« Lüften para bozdurmak istiyorom » = Je voudrais changer de l'argent, SVP
(lüften = SVP, para = argent, bozdurmak = changer, iste = vouloir, yorum = je).
Il faut donc apprendre à commencer les phrases par la fin et à comprendre à
l'envers. Une drôle d'habitude à prendre, quoi !

Sentant que l'énervement commence à gagner le lecteur peu ferru de turqueries
mais immensément voileux, prêt à organiser un lynchage en règle pour OT (out of
topic), comme on dit chez l'oncle Sam, je me dois d'embrayer illico presto sur
le récit promis, une croisière épique (comme beaucoup de croisières,
d'ailleurs), qui m'a mené, sur sur mon solide percheron, un Amphitrite de chez
Wauquiez, d'Alghero (au NW de la Sardaigne) à Finike (près d'Antalya, sur la
côte lycienne), soit une équipée approchant les 1500 MN.

Et puis non. C'était l'intro. Il faut respirer, se faire un peu prier aussi. De
plus, je dois voir le tourneur qui m'a fabriqué une pièce en propylène à visser
au sujet de quelques détails. Vous l'avez compris, je repasse au turc, et il va
falloir essayer à nouveau de bâtir des bouts de phrase qui ne laissent pas notre
homme interloqué ou ne l'amènent pas à faire le contraire de ce que je souhaite.
Souvenez-vous, la négation, une toute petite syllabe de rien agglutiné au verbe.

« Il y en a 4 qui suivent, disait Coluche ; méfiez-vous, j'ai les noms. »


« Bana biraz daha derin gerek » (= il me faut un peu plus profond). Ma phrase,
je l'ai bien préparée avant et, « Sésame, ouvre-toi ! », mon tourneur, il a
immédiatement compris qu'il devait fileter un peu plus profond pour ça ne coince
pas, et il a rectifié la pièce. Magie des langues étrangères...

Revenons à présent au 20 mai 2007.


Premier épisode : d'Alghero à Cagliari.

De la malignité d'avoir des équipiers

J'ai pris une seule fois des équipiers, c'était il y a longtemps. Après leur
départ, il nous a fallu récurer le bateau de la cale au pont, tant ils étaient
fâchés avec la propreté. Alors, pour 3 francs 6 sous, je me suis dit que le jeu
n'en valait pas la chandelle et qu'il valait mieux m'en passer. Et puis, j'aime
assez voyager en solo ; l'Amphitrite, malgré sa taille imposante, est un bateau
assez facile à manoeuvrer seul, sauf dans les ports, où sa haute stature et sa
manoeuvrabilité réduite compliquent singulièrement l'exercice ; mais je
fréquente assez peu les ports .

Toutefois, ma femme, qui ne pouvait m'accompagner, était fort opposée à une
croisière aussi longue en solitaire dans une zone de navigation où les coups de
vent sont brutaux et pas toujours correctement annoncés par la météo. C'est
pourquoi, bon gré mal gré, j'ai dû recruter des équipiers via les sites
habituels, en divisant le parcours en trois étapes et le périple en 3 x 15 jours
pour faciliter débarquements et embarquements. Je me demandais ce que l'avenir
me réservait : je n'ai pas été déçu.

Il y avait donc l'étape Alghero/Catane, l'étape Catane/Athènes et l'étape
Athènes/Finike, soit environ 550 + 550 + 400 = 1 500 MN.

Au jour J-1, les équipiers débarquèrent (plutôt : embarquèrent), d'abord un
Allemand, puis une Française et un Français. Le dernier qui s'était annoncé, un
autre Allemand, téléphona au dernier moment pour dire que ses affaires
l'empêchaient de nous rejoindre à Alghero, mais qu'il serait à Cagliari, cinq
jours plus tard. J'accueillis ce petit  monde du mieux que je pus, me risquant
même à leur faire à manger, ce qui n'était pas sans risques. Dieter s'installa
dans la cabine avant, en attendant l'autre Allemand ; Luc dans le carré et Anna
dans la coursive, tandis que je conservais la cabine arrière.

Au début, certaines choses me semblèrent bizarres, notamment chez Luc. Il me dit
qu'il était un peu sourd, mais que son appareil, hautement performant,
compensait son infirmité. Puis il prenait des tonnes de petites pilules de
toutes les couleurs. Un vieux mal, me dit-il. Anna disait avoir pratiqué la
voile, mais elle en connaissait à peine les rudiments. Seul Dieter me paraissait
correspondre à l'idée que ses courriels m'avaient donnée de lui.

Bon, on verra bien. Le 20 mai, après la corvée d'avitaillement, cap au sud vers
le petit port de Bosa (une vingtaine de milles).

http://guidemediterranee.com/article.php3?id_article=2261

(Cet article, écrit il y a 2 ans, n'est déjà plus à jour, puisqu'une marina a
été creusée dans le lit de la rivière, sur la rive droite, à 150 m de la mer. Je
suppose que la rivière a été draguée en conséquence, car la profondeur était
limite. De toute façon, comme le vent soufflait très modestement d'est, la cala
en face de la plage, derrière la tour génoise, était parfaite et bien meilleur
marché)

Revenons à nos moutons, pardon à mes équipiers. Les 3 premiers jours de
navigation, qui nous conduisirent jusqu'à Carloforte, se passèrent plutôt bien,
malgré un vent d'est capricieux. Peu de houle et un grand soleil. La bonne
humeur. Quoique... quoique, dirait Devos. Plutôt concentré sur la bonne marche
du bateau, je ne suis pas toujours très attentif à ce que font les autres, sauf
lorsqu'il s'agit d'organiser une manoeuvre. Toutefois, je finis par m'apercevoir
que Luc dormait énormément : il s'allongeait après le casse-croûte et ne
surgissait que le soir, à l'étape, ceci s'ajoutant à 10/12 heures de sommeil de
nuit ; plus, éventuellement, une petite sieste matinale. Bref, il roupillait
presque tout le temps. Pour les manoeuvres, je n'étais pas vraiment ennuyé, il y
avait peu de chose à faire et l'autopilote tenait la barre le plus souvent.

En outre, je m'aperçus que « ses petites difficultés d'audition » étaient en
fait une surdité totale et qu'il utilisait, pour nous entendre, un appareil
placé sur la boite crânienne, totalement inopérant à l'extérieur, dans la brise.

Tout ceci m'avait été soigneusement dissimulé lors de notre échange de courriels.

L'inquiétude commençait à me gagner. Je résolus d'appeler sa femme, qui me dit
que cet homme hyperactif avait eu une attaque cérébrale quelques mois auparavant
et que, comme il aimait la voile, cette croisière était en quelque sorte une
manière de se réhabiliter à ses propres yeux. Je lui demandais comment elle
avait pu le laisser s'embarquer, abruti de cachets et incapable d'entendre quoi
que ce soit. Que voulez-vous, me répondit-elle, résignée...

Voilà comment j'eus à endosser un problème que cette femme avait tout bonnement
voulu ignorer, et ce problème, devenu le mien par hasard, me tarauda les jours
suivants. Je me dis que le mieux serait de le débarquer à Cagliari, car je
n'avais pas envie de me retrouver devant un tribunal en cas d'accident.

Bon, reprenons le cours des événements, qui interagissaient en permanence.

Je sentais déjà une tension assez vive entre Anna et Luc. Il est vrai qu'elle
tenait à un minimum de propreté et de savoir-vivre et que ce n'était pas la
qualité première de Luc, qui considérait que, sur un bateau, on doit se lâcher.
Plus de contraintes : on se lave, on se rase, on se change quand on peut. Dans
le même état d'esprit, il sortait de son duvet à poil sous les yeux horrifiés
d'Anna et celle-ci s'en plaignit à moi. Lorsque Dieter est venu protester de
l'état du cabinet de toilette de l'avant, j'ai dû  faire observer à Luc que, sur
un bateau, le respect des autres passait par un peu de savon, des nippes qui ne
puent pas la marée et une tenue en accord avec les bonnes moeurs. Et puis, je me
suis mis à nettoyer le cabinet de toilettes, en lui demandant de bien vouloir
faire un effort, ce qu'il s'est empressé de promettre.

Décidément, je n'avais pas de pot : tous les dégueulasses de la terre allaient
défiler chez moi.

C'est à Carloforte qu'Anna explosa, bizarrement pas contre Luc, mais contre moi.
Avec un équipage pas vraiment aguerri, je choisis de d'entrer dans la place par
la proue et de placer la pendille à la poupe, l'Amphitrite, avec sa grande
hélice tripale qui le déporte à bâbord, son grand safran et sa quille longue,
n'étant pas un champion de la marche arrière, c'est le moins qu'on puisse dire.
Et puis, le vent nous avait cueillis quelques milles avant Carloforte et ce qui
par beau temps n'était pas simple devenait, par vent de travers, une affaire
délicate.

Elle prit l'affaire avec le sérieux d'une bourgeoise humiliée, me dit qu'elle
n'avait jamais vu ça, que c'était impensable, qu'elle avait vu cent skippers
manoeuvrer autrement, que j'étais incompétent ? j'en passe et des meilleures. Je
tentai de lui expliquer ma position, lui demandai sans grand succès sur quels
bateaux elle avait navigué et, la communication ne voulant pas s'établir, lui
dis in fine (ou peut-être même un peu avant) qu'elle me courait sur le haricot
avec son petit confort personnel, que rien ni personne ne l'empêchait de
débarquer à Cagliari, où elle trouverait un moyen de transport à sa convenance
vers la France. Là, j'ai dû être assez brutal, parce que les lamentations
s'arrêtèrent net.

Le prétexte de cette surprenante colère, que rien ne laissait présager, était
qu'elle ne pouvait pas descendre par la proue, « C'est trop haut ». Pourtant,
nous avions placé un escabeau juste devant le balcon, que nous lui tenions. Il
est vrai que, malgré mes insistantes recommandations, elle ne voulait mettre
autre chose que d'infâmes claquettes qui ne lui tenaient pas au pied. « Mes
tennis et mes mocassins me font mal ».

Plus tard, j'écrivis dans le livre de bord: « ... Prenons place dans la marina
Sifredi à Carloforte en marche avant, malgré les protestations d'Anna... ».
Lisant le livre de bord peu après, elle écrivit, avec moult points
d'exclamation, « Je ne suis pas Tabarly !!! ». Ça, je l'avais bien remarqué.
Elle avait beaucoup plus de charme que notre Éric national et son sens de la
navigation n'était pas aussi affûté que celui du grand marin. Mais je suis
demandé si elle réduisait les performances de Tabarly à descendre d'un davier
sur un escabeau ou si vraiment elle n'avait pas trouvé de meilleure formule pour
expliquer son imprévisible coup de sang.

Entre elle, qui attendait d'un voilier le même confort que de son appartement
parisien, trouvait qu'on allait pas assez vite mais refusait le moteur « dont le
bruit lui faisait mal à la tête », en un mot n'avait pas la moindre idée en
venant à bord de ce qu'était un voilier et avait une capacité d'adaptation
proche de zéro, et Luc, mal soigné, mal fagoté, empilulé jusqu'au trognon,
n'entendant pas un mot de ce qui se disait, je me dis qu'il allait falloir faire
montre de patience et de courage. On ne pouvait rêver deux personnages aussi
dissemblables et aussi opposés sur tout. Dieu merci, Dieter était là et, comme
beaucoup d'Allemands qui ont l'habitude du charter, il savait que la vie sur une
coquille de noix exigeait des accommodements, des efforts, des ménagements...

Lui et moi nous formions une paire harmonieuse, tandis que les autres se
dédiaient d'aimables regards ou s'entre-chamaillaient pour des broutilles ; le
plus souvent, ils s'évitaient et, quand l'une allait prendre le soleil au vent
du génois, l'autre restait à pioncer dans le carré. Comme Anna devait de toute
façon nous quitter à Catane, c'est à dire au terme de la première étape, Luc
finit par se désintéresser d'elle et de ses exigences hors de propos. Dieter,
voyant mon inquiétude, s'occupait de Luc, avec lequel il ne pouvait pratiquement
pas communiquer, alors qu'avec Anna il parlait anglais. Il s'en occupait plutôt
bien, ce qui fait que l'autre commençait à prendre ses marques et à se trouver
bien, malgré les handicaps que la maladie lui avait laissés : lenteur de
mouvement, fatigabilité et surdité totale. Quant à moi, je me demandais toujours
ce que j'allais faire.

Une fois pourtant, Dieter ne fut pas à la hauteur. Nous approchions du mouillage
ou du port, il fallait enrouler le génois. Un petit vent frais s'était mis en
tête de lui compliquer l'existence. Comme chacun le sait, la manoeuvre exige
qu'on laisse un peu de tension sur l'écoute en service pour que l'enroulement
soit bien régulier. Habituellement, je m'en occupais avec Dieter. Cette fois,
occupé à donner à Anna ? dont la passion pour la voile ne cessait de croître ?
quelques rudiment de cartographie et de navigation, je laissai Dieter gérer la
manoeuvre ; il se mit au winch d'enrouleur et demanda à Luc de s'occuper de
l'écoute. Celui-ci, n'ayant rien capté et ayant oublié le mode de fonctionnement
habituel, fit quelques tours autour du winch d'écoute et maintint l'écoute
hypertendue, pendant que l'autre, lui tournant le dos, winchait l'enrouleur à
outrance avec tout son corps. « Hé, le génois ne s'enroule pas ; trop de vent !
», me cria-t-il en bon allemand, sans avoir compris que Luc faisait de la
rétention obtuse. Je montai dare-dare sur le pont et  vis l'écoute tribord
archi-étarquée, en élongation maximale, le génois plat comme une galette, les
fibres étirées, étirées, étirées, enfin prêtes à lâcher les unes après les
autres ; relâchement immédiat de l'écoute, que je faillis prendre en pleine
figure. Puis je demandais à mes deux compères s'ils avaient bien vu ce qu'ils
faisaient. Luc ? dépourvu d'appareil auditif ? comprit bien, à mes mimiques, que
quelque chose clochait ; mais les explications seraient pour plus tard.
Heureusement, le gréement de l'Amphitrite est largement dimensionné, car, sur un
bateau plus frêle, les deux costauds, moulinant à tout va (Luc, voyant son bien
lui échapper, résistait à coup de manivelle) auraient carrément mis le génois en
lambeaux, étiré l'étai jusqu'à la rupture et, par effet de fouet, nous aurions
peut-être pris le mât sur la tête.

Je n'ai pas dit grand chose de notre périple, parce qu'il n'y a pas grand' chose
à en dire. Du vent d'est, plutôt discret, allant du NE au SE, utilisé au mieux
avant Carloforte, dans le nez après, navigation pas vraiment emballante
justifiant de fréquentes interventions de mon beau moteur tout neuf, que je
laissais souvent tourner à petite vitesse, pour nous permettre d'avancer un peu
plus vite et pour ne pas qu'Anna vienne me dire que ses tympans, fort sensibles,
étaient rebelles à son ronronnement.

Deux choses méritent toutefois d'être signalées :

1.À Tharros, un site antique au nord de la baie d'Oristano ? il devait être 7
heures du matin -, un cri. Immédiatement, j'ai pensé que Luc s'était foutu à la
baille (si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais compris que mon hypothèse
tenait aussi peu debout que lui à une heure aussi avancée du jour). C'était
Dieter. « L'annexe, l'annexe ! ». Effectivement, notre annexe se laissait
emmener gentiment par la petite brise matinale et était déjà à plus d'une
encablure du bateau. Plongeon, course à la nage, récupération difficile de
ladite annexe ? qui s'imaginait pouvoir disposer à son gré de son temps libre -,
car le mousqueton de l'amarre était coincé sous un rocher. Le temps vint de la
réflexion. Elle n'a tout de même pas rongé sa laisse... Mais Dieter me dit qu'il
avait été réveillé par le bruit d'un bateau à moteur, et là je compris. En
effet, notre voilier, ancré à proximité des bouées jaunes qui interdisent le
mouillage, avait été retourné par le vent et s'était malicieusement introduit
dans la zone interdite. Des gens sympathiques (archéos, écolos, pêcheurs, je ne
sais au juste), voulant nous donner une leçon, ont envoyé notre bien à la
dérive. Je me demande comment ils font en plein été, quand il y a des voiliers
mouillés un peu partout...

2.Dans l'anse de Malfatano, entre Carloforte et Cagliari, que j'aime bien, parce
qu'il y a de nombreuses possibilités de mouillage, là encore de bon matin, nous
sommes arrachés à notre sommeil par le bruit d'un énorme zodiac, qui aurait pu
transporter une régiment entier. Le conducteur nous demanda ? avec quelques
ménagements ? de bien vouloir déguerpir. Le plus tôt serait le mieux. Cèyè ! Une
nouvelle interdiction de mouillage ! Anna, parlant mieux italien que nous
autres, extraya (forme inventée pour cause d'absence de passé simple) du
discours enflammé de notre homme le fait que l'on allait tourner un film de
pirates, du moins les extérieurs dudit, justement dans l'anse de Malfatano.
Effectivement, à 150 m de nous était mouillé un superbe brick, surgi de nulle
part, qui devait être le théâtre des combats, et, sur la plage, nous vîmes toute
l'équipe de production qui s'affairait, les acteurs en costumes, les axes de
travelling qu'on bâtissait... L'aventure ? si j'ose dire ? me fit penser à
Tintin débarquant dans le tournage de Rastapopulos dans « Les cigares du
Pharaon », sauf qu'ici c'était l'inverse. Personne n'avait entendu quoi que ce
soit. Heureusement que nous n'étions pas à la dérive ! Nous sortîmes du champ
des caméras (on nous avait fait comprendre que notre fringant coursier, pour
superbe qu'il fût, n'était pas prévu au générique du film), mais nous restâmes à
proximité, attendant d'assister à une scène de flibuste. Néanmoins, comme ça
menaçait de durer encore pas mal de temps avant le premier tour de manivelle,
nous prîmes la direction du cap Spartivento, puis celle de Cagliari.

Après mon coup de gueule, l'atmosphère s'était purifiée. Ce n'était pas encore
l'entente cordiale, mais il y avait de nets progrès, à tel point que nous
atteignîmes Cagliari le 25 mai, au terme de l'interminable traversée de son
immense golfe. Malheureusement, alors que nous nous apprêtions à dîner dans une
convivialité de bon aloi et que je promis à l'équipage de l'emmener le lendemain
dans un excellent restaurant qui sert des spécialités sardes, tout allait être
brutalement remis en question par un imprévu.


Deuxième épisode : Cagliari.

Je suis convaincu qu'avec le mauvais esprit qui vous caractérise vous vous êtes
dit, après la lecture du précédent épisode, que j'avais dû me ramasser à
Cagliari un dernier équipier pas piqué des hannetons, un des derniers poilus de
la Grande guerre, un psychopathe au bord du suicide, un colérique maniant
l'extincteur comme une arme de poing ou un inconscient prêt à couper la route du
premier ferry venu, parce qu'une priorité ne se négocie pas ; car, gens de bonne
mémoire, vous n'avez pas oublié qu'un Allemand avait reporté son embarquement à
Cagliari.

Eh bien non. Vous avez tout faux ! L'Allemand en question se décommanda une
seconde fois. J'en étais presque rassuré. Non, l'imprévu à Cagliari, ce fut moi.

C'est à cet endroit du récit que le héros, modeste mais génial (dirait Mermet),
s'aperçoit qu'une expression imagée peut traduire une réalité affreusement
pénible. « Tu commences à me courir sur la prostate », dit-on parfois (sauf les
dames) à quelqu'un de particulièrement ch.... Je suppose que tout ce mic mac
avait très largement mis à contribution mon auguste organe ; il avait en effet
décidé ? comme ça, sans prévenir ? de comprimer sévèrement un tuyau qu'on
appelle l'urètre. Bref, je ne pouvais plus pisser, ou plutôt je ne pissais plus
que du sang. Rétention urinaire, vessie bloquée. J'en informai mes équipiers et
pris un taxi pour « il primo seccorso » (les urgences) à 11 heures du soir. Dans
un bel élan, ils voulurent m'accompagner ; mais je les en dissuadai, sachant que
je pouvais gérer ce problème intime seul et qu'avec mon mobile je pourrais les
tenir au courant de mes affaires.

Aux urgences, on me balada de 23 heures à 2 heures 30 du matin : réception
compliquée, paperasses, paiement de la consultation, longue attente, infirmier,
interne de service, qui m'examina une demi-minute et me dit que j'allais être
transféré dans un autre hôpital, trajet en ambulance... J'étais au bord de
l'explosion, non pas en haut, mais en bas. La vessie hyperpleine ne trouvant pas
d'issue appréciait assez mal qu'on la chahute en permanence. J'arrivai enfin à
l'« ospedale Santissima Trinita ». Quand je vis la plaque de l'hôpital à
l'entrée, je me dis que j'allais me faire tripoter le zizi par un tas de bonnes
soeurs, mais non. C'est ici comme ailleurs : des bonnes soeurs yen a plus ;
elles ont passé la main (là, je m'amuse un peu).

Dire qu'à cette heure avancée de la nuit on me reçut bien au service d'urologie
serait exagéré. J'ai eu l'impression qu'entre le médecin urologue et
l'infirmière de garde des travaux pratiques étaient en cours, destinés à
illustrer certaines questions de cours relatives à leur spécialité
professionnelle. L'un était à poil sous sa blouse et l'autre tirait une gueule
pas vraiment avenante, qui disait clairement le « coitus interruptus » provoqué
par le coût de sonnette impatient de mon ambulancier. Mon histoire de tuyaux,
qui perturbait leurs ébats, les intéressait mollement (je crois bien que je
continue de m'amuser) ; mais bon on est pro ou on ne l'est pas. Alors, après
deux questions préliminaires, ressemblant assez à des grognements
interrogateurs, on me plante une sonde et un cathéter, on vide la vessie, on me
colle dans une chambre, et basta ! En vingt minutes, l'affaire était réglée.

La vessie vide, on réfléchit mieux, mais alors les questions s'agglutinent les
uns aux autres.

Combien de temps vont-ils me garder ? Que vont-ils faire ? Le bateau est-il bien
amarré ? Comment ça se passe là-bas ? Si ça dure, comment vont-ils faire pour
prendre leur avion à Catane (car je vous rappelle, gentils lecteurs, qu'entre la
Sardaigne et la Sicile il y a une étendue d'eau de 160 MN) ? Et les autres, ceux
qui doivent embarquer à Catane ? ..... Tout cela s'entremêlait et ne me laissait
guère en repos.

Bon, réfléchir, c'est bien ; mais tourner en rond dans un lit d'hôpital c'est
pas vraiment le pied. Alors, ekchoen (si vous préférez, « action ») !!! Demain,
j'appelle ma femme, mes équipiers, l'assistance ; demain, je verrai certainement
le chef de service et je saurai à peu près où je vais ; si nécessaire, je
décommande les équipiers de Catane, qui resteront avec leur aller pour Catane et
leur billet de retour d'Athènes sur le dos. En un mot, JE M'ORGANISE. Je ne vais
tout de même pas me laisser abattre par une vessie coincée.

Ma femme s'inquiète évidemment, mais bon, ma vie n'est pas en danger. Les
équipiers m'apportent ce dont j'ai besoin et compatissent sincèrement à mon
malheur ; néanmoins, leur sort étant lié au mien, ils sont tout de même dans la
merde. Quant à l'assistance, elle mérite une ovation particulière. J'appelle au
numéro français ; d'abord, nous palabrons pour l'ouverture du dossier, sans
lequel rien n'est envisageable (ah, ouvrir un dossier bien numéroté, bien
renseigné, bien exact, quel pied pour notre assisteur !) ; puis il me dit tout
de go que, maintenant, la Centrale ne traite plus les dossiers provenant de
l'étranger (je m'attends au pire) ; ce sont des antennes locales, récemment
ouvertes, qui gèrent tout sur place. On me donne le numéro de l'antenne
italienne située à Milan. Très très central, Milan, quand on regarde la
configuration géographique de l'Italie. Je prends contact avec le correspondant
local et, au milieu de la conversation, l'un des urologues arrive. Je dis à mon
assisteur italien que je le rappellerai plus tard.
Mais nan mais nan, laissez le médecin tomber, on s'occupe de tout.
Mais il doit me donner des informations capitales pour moi.
Notre médecin l'appellera tout de suite.
Je fis un signe d'impuissance au médecin, car sachez bien que, lorsqu'un Italien
vous tient au téléphone, il est inutile de chercher à le larguer. Je regarde la
porte se refermer avec inquiétude (la scène se passe un vendredi après-midi) et
continue avec l'assisteur. Celui-ci veut refaire tout le dossier de A à Z. Je
m'insurge avec véhémence, sachant que la Centrale le lui a déjà mailé. Ensuite,
il me demande le nom de l'hôpital, le numéro du service, le nom du chef de
service, le numéro de téléphone... Je lui dis que, si je dois aller à la pêche
aux mou-les-mou-les-mou... pardon aux renseignements et m'assister moi-même,
allongé sur mon grabat, il ne m'est d'aucune utilité. Il est vrai que, pour un
Milanais, la Sardaigne c'est à peu près l'Algérie pour un Monégasque.

Pour faire court, il m'assure que tous les contacts seront pris avec l'hôpital
et que mon affaire serait traitée comme il se doit. Oui, comme il se doit...
Lorsque je sortirai le lundi après-midi, il ne m'aura pas rappelé une seule
fois, le médecin de l'assistance n'aura réussi à joindre personne et il ne se
sera à aucun moment occupé de l'aspect administratif et financier de mon séjour
à l'hôpital. Dieu merci, je n'étais pas en Birmanie avec un coco birman du même
acabit !

Les informations sur la durée de mon séjour étaient vagues. Au moins sept
médecins spécialistes, internes ou externes sont passés me voir : le grand
patron, flanqué de son aréopage, n'a même pas daigné m'adresser la parole et mon
italien est trop limite pour que je pratique l'interview (tous les mots ne sont
pas formés sur le modèle de « cretino ») ; l'italo-sarde complique encore la
tâche du francophone ; et, pour tout dire, leur débit épouvantable rendait leurs
paroles impropres à ma modeste compréhension. Pour les autres soignants, j'ai eu
un mal fou à m'y retrouver, confondant les externes avec les aide-soignants, les
infirmiers avec les internes ; car ces Sardes ont un certain sens de la
fantaisie dans le costume.

Le soir du vendredi, je finis par nouer un contact avec un urologue qui parlait
l'allemand, car il avait fait ses études à Zurich. Ouf ! Habitant à vol d'oiseau
à 200 km de cette ville et connaissant un peu la Suisse, je m'empressais de
m'adresser à lui. Il me répéta ce que j'avais cru comprendre avec un autre :
« Il vaudrait mieux opérer. » Alors là, je n'étais plus du tout partant, car,
compte tenu du week-end et du délai nécessaire à préparer l'opération, je ne
serais pas en état de prendre la mer avant quinze jours. De toute façon, pas
d'espoir de sortie, tant qu'il y aurait du sang dans l'urine. Je crus toutefois
comprendre que l'équipe médicale n'était pas unanime : il y avait les tenants
d'un traitement médical et ceux de l'intervention chirurgicale immédiate. Rien
n'était perdu. Il fallait m'attendre à rester ici au moins jusqu'à lundi, si la
situation s'améliorait sensiblement.

Mes équipiers venaient me rendre visite, quoique la marina del Sole fût située à
l'autre bout de la ville. Ils ne pouvaient me dissimuler que l'incertitude dans
laquelle j'étais ne faisait pas leur affaire, et Dieter et Anna, qui avaient
nécessité d'être chez eux le 5 juin, résolurent de prendre un billet d'avion
pour le mercredi, car, ensuite, ce serait beaucoup plus cher. Je compris leurs
raisons. Quant à Luc, il resterait, puisqu'il devait aller jusqu'en Turquie.
Cette nouvelle ne me rassura que très modérément : si le fait d'avoir un
équipier à bord était un point positif, la présence de Luc risquait de
transformer mon bateau en bateau poubelle, comme on en voit pas mal à Cagliari,
et, de toute façon, étant dans l'incapacité de communiquer avec moi et bourré de
ses innombrables pilules, il risquait d'être plus une gêne qu'un secours.

Mais enfin, Dieter serait là jusqu'au mercredi et pourrait agir, si besoin
était. Quant à Anna, elle supportait de plus en plus mal la cohabitation avec
Luc et, le samedi soir, l'inévitable clash se produisit : après une scène
épique, dont je pus capter quelques bribes au téléphone, elle prit ses cliques
et ses claques et emménagea à l'hôtel. Pendant les jours suivants, Dieter
s'occupa de tout, Luc dormit plus encore et je rongeai mon frein.

Le lundi venu, le 28 mai, voyant que mon état s'était amélioré, je dis au
spécialiste qui vint me voir qu'il n'était pas question de m'opérer et qu'un
traitement d'attente ferait l'affaire. Bref, j'avais repris du poil de la bête,
d'autant que j'avais calculé qu'il était encore possible d'arriver à Catane le 4
juin, avec deux gros bémols : ce tuyau bloqué qui m'avait tout de même secoué et
mon équipage... mon équipage...

Je subis les derniers examens et je parlai longuement avec mon urologue
ex-helvète (j'ai oublié de le préciser : voileux à ses heures) ? qui me dit, en
raccourci, que le risque n'était pas absent, mais qu'avec le traitement ça
devrait aller, ce en quoi il avait tout à fait raison ?, signai une décharge et
quittai, 4 jours après mon admission, l'hôpital de la Santissima Trinita, après
avoir fait mes adieux au personnel soignant.

Petit chapitre documentaire : La CNAM (caisse nationale d'assurance maladie)
fait une énorme pub autour de la CEAM (carte européenne d'assurance maladie).
Cette carte devrait être, au minimum, connue des hôpitaux de l'Union européenne.

http://www.ameli.fr/assures/droits-et-demarches/a-l-etranger/vacances/vous-partez-en-vacances-en-europe.php

En visite chez un ami, je fais un petit séjour dans un hôpital allemand (rien à
voir avec celui-ci) et leur fournis, lors du paiement, ce précieux sésame, nous
dit la CNAM. Réponse directe : inconnu au bâtaillon. Nous vous enverrons la
facture, et le tour est joué. Ouais... Effectivement, je payai la facture
quelques semaines après, et la CPAM me remboursa à peu près 50% du débours.
Perte sèche : plusieurs centaines d'euros. En Italie, aidé efficacement par mon
assistance, je m'attendais donc à devoir régler une nouvelle facture, surtout
quand l'employé de l'hôpital de Cagliari me dit qu'il ne savait pas trop quoi
faire de ma carte. Alors, que fait-on ? Réponse : vous n'avez rien à payer, car
vous nous avez été envoyé par le « Primo seccorso ». Affaire réglée. J'eus une
pensée émue pour le pauvre Italien débarquant dans un hôpital français...

Oh qu'on se sent bien, quand on quitte un hôpital en meilleure santé qu'on y est
entré !

Trajet en taxi jusqu'à la marina. Des bouffées d'inquiétude montèrent en moi,
lorsque je m'aperçus que le vent, dont j'étais protégé dans ma chambre
d'hôpital, soufflait violemment. Le doute n'était pas permis : le mistral était
là. Je fonçai au bateau et constatai que la position d'icelui n'était pas des
meilleures. Il était le long du ponton et prenait le vent par le travers. De
plus, la mer se formait dans le port de Cagliari, qui lui offrait un fetch
important et, dans cette marina coincé à l'est du port, très mal protégée par un
brise-lames trop court et en piteux état, les vagues venaient durement claquer
contre la coque et le bateau dansait la carmagnole.

Dieter avait mis des pare-battage sous le vent et demandé à la petite famille
qui gère la marina del Sole, de retenir le bateau au vent, pour éviter que la
coque ne pâtît des assauts répétés de la mer. Celle-ci avait mis en place une
grande aussière, qui traversait la moitié de la marina, et la proue était
retenue par une pendille. Dieter m'avait dissimulé la situation, mais il s'en
était plutôt bien sorti. Je ramenai tous les pare-battage disponibles sur
tribord et souquai l'amarre et la pendille avec l'aide des winchs. Ainsi, le
bateau était un peu décollé du ponton, les pare-battage moins sollicités et les
risques d'éclatement réduits. L'Amphitrite est haut sur l'eau et lourd.
Manoeuvrer contre 40 nds de vent de travers, ce n'était même pas la peine d'y
penser. Seule solution : attendre et vérifier que tout va bien.  Le lendemain,
l'anémomètre oscillait entre 40 et 45 nds avec rafales à 55. Jamais je n'aurais
laissé le bateau à cette place avec un avis de tempête, mais voilà...

Deux voiliers rallièrent la marina del Sole.

http://www.marinasole-santelmo.com/ormeggi.htm

Le premier ? suédois, me semble-t-il ? tenta de se mettre, en quelque sorte,
sous notre protection, c'est à dire de l'autre côté du ponton, sous notre vent ;
mais, après de multiples tentatives, refoulé par les rafales et par la mer, il
abandonna et partit ailleurs.

Le second, un Hanse d'une 40aine de pieds, alla se placer dans la seconde
travée, puisque notre transversale bloquait l'accès à la première. C'était un
médecin radiologue, qui me raconta sa journée. Parti de je ne sais plus où sur
la côte occidentale, il avait pris le mistral ¾ arrière ? ce mistral qui arrive
en Sardaigne du sud un peu affaibli, mais accompagné d'une mer très dure et pas
facile à négocier, et qui réaccélère au voisinage de l'île San Pietro. Je lui
parlai de ma mésaventure et, alors là, il me refroidit tout de suite. Il avait
eu, par le passé, un équipier sujet aux mêmes troubles que moi et il avait
toujours à bord une sonde intra-urinaire, prête à servir au cas où. En partant
en mer, je prenais des risques, etc. Je me voyais déjà ? nouveau Bertrand de
Broc (vous savez, celui qui s'est recousu la langue) ? en train de m'enfoncer
une durit de gazole dans le zizi. Ce problème, me dit-il, apparaissait très
souvent chez les marins, on ne sait trop pourquoi.

Bon, me dis-je, j'ai maintenant deux avis : mon italo-helvète, qui connaît bien
mon dossier médical, et ce médecin navigateur, qui me sort une généralité, non
sans intérêt, mais une généralité tout de même. Alors, j'en reste à ma première
décision de repartir. D'ailleurs, je sentais confusément que le mental influait
beaucoup sur l'état des tuyaux et que le stress n'avait pas été pour rien dans
ce blocage infernal.

Mais repartir quand ? Force 9, c'est beaucoup pour mon modeste équipage, et les
avis météo ne nous promettent pas du meilleur avant le 30, soit deux jours
d'attente. Ensuite, pour atteindre Catane, faudra pédaler, ou alors j'annule
tout immédiatement. Non, pas possible ; le couple d'Autrichiens, que je dois
prendre là-bas, se fait une fête de naviguer de Catane à Athènes, une très belle
étape, et je n'ai pas envie de les décevoir. En fait, il me suffit d'assurer la
traversée et, après, ils pourront toujours traverser la Sicile en train. Donc,
si nous partons le 30, il nous restera 5 jours, ce qui est plus que suffisant.

Luc, à présent. Dieter s'était pris d'amitié pour lui, malgré les difficultés de
communication entre eux. Il fallait que d'abord l'appareil soit branché et,
comme Luc n'était rien moins que polyglotte, qu'il comprenne les mots d'anglais
basiques que Dieter utilisait. Celui-ci faisait la popote, rangeait, nettoyait,
tandis que l'autre roupillait et, quand il était éveillé, ils jouaient au 8
américain à la mode allemande. Ce jeu ne nécessite pas des qualités
intellectuelles de premier plan, mais il requiert un minimum d'esprit tactique
que Luc ne possédait plus. Bref, les premiers jours, il se ramassait gamelle sur
gamelle ; puis, avec la mise en place de certains réflexes de jeu, il réussit,
de temps à autre, à enlever une partie. Petits plaisirs de l'existence...

Dieter, donc, m'avait demandé, déjà longtemps avant son départ : « Si tu repars,
emmène-le ; il pourra t'être utile. » De cela, je n'étais pas vraiment sûr.
L'idée de devoir naviguer, tout en gardant un oeil sur Luc, ne me plaisait pas
trop ; mais je n'étais pas encore bien vaillant, il me faudrait bien dormir un
peu. La moins mauvaise solution ? En écraser un couple d'heures avec Luc aux
commandes, sachant qu'il arrive juste à exécuter ce qui a été parfaitement
explicité et surtout entendu, ou, comme je l'ai déjà pratiqué lors d'une
traversée en solo Marseille-Ajaccio, dormir par paquets de minutes dans le
cockpit. Finalement, je me laissai faire. Luc irait jusqu'à Catane ; ensuite,
j'aviserai.


Troisième épisode : de Cagliari à Catane.

Le 30, en fin d'après-midi, le vent commence à faiblir. Monaco Radio confirme et
nous promet même du SW 4/5 le matin suivant, ce qui est idéal. Je décidai donc,
plutôt que de tenter la traversée immédiatement et subir la grosse houle
résiduelle du mistral, d'aller me poster à l'est du cap Carbonara, l'extrémité
sud-est de la Sardaigne, et d'entamer la traversée le lendemain matin. Le port
visé est Cefalù, à peu près au milieu de la côte septentrionale de la Sicile.
Pour une distance de 222 MN, je prévois, à 6 nds de moyenne, un peu plus de 36
heures, soit une seule nuit en mer et une arrivée le 1er juin avant 19 heures.

6 jours à 25 ?, ça faisait tout de même une belle somme, que j'assumai
pratiquement seul, et la petite famille a largement profité de ma maladie, puis
de la tempête. Malgré tout, le prix restait très raisonnable.

D'abord, il fallut se déhaler du ponton par 25 nds de vent. J'expliquai à Luc
calmement la manoeuvre à l'intérieur, sachant qu'ensuite il ne capterait plus
rien, lui disant ? entre autres choses ? qu'au bout du ponton il y avait une
espèce de crochet dangereux, qui entamerait largement les tissus de la coque, si
une rafale nous précipitait dessus : moteur en route, récupération des amarres
de ponton, enclenchement de la marche arrière, ce qui tendit la pendille placée
à la proue, winchage de la transversale jusqu'à un angle de 30 °, tout à la
baille, marche arrière toute ; ce fut parfait : les 13 m de coque de
l'Amphitrite passèrent en revue le foutu crochet et nous pûmes doubler le môle
en ruines qui nous avait servi de protection durant les trois derniers jours.

Un bon 5 nous emmena vers le cap Carbonara à plus de 6 nds, avec juste le génois
et l'artimon, et, comme je m'y attendais, nous terminâmes au moteur, de nuit.
C'était la pleine lune ; donc la visibilité était bonne. Heureusement ! Car la
fausse position que nous donnait notre lecteur de cartes nous envoyait
directement sur les cailloux du cap. Ensuite, je savais que c'étaient des plages
de sable, et je laissai tomber l'ancre à Porto Giunco, par 4 m de fond. La mer
était pratiquement sans la moindre ride.

Luc n'en revenait pas. Comment pouvait-on s'aventurer en pleine nuit sur une
côte qu'on connaissait à peine, en se servant essentiellement de ses yeux et de
la carte ? Il avait certes possédé un voilier, un 17 m, me dit-il (propos que sa
femme avait confirmé), mais n'en avait jamais été le skipper. J'ai l'impression
qu'il en avait été surtout le passager, bien qu'il sût encore faire deux ou
trois choses.

Le lendemain, j'étais levé à 4 heures et je mis presque immédiatement le bateau
en route : moteur, guindeau, 3 voiles, autopilote. Pas de SW, mais un SE très
mal venu. Comme je voulais l'utiliser, je m'écartai du lit du vent et fis un cap
plus à l'est, on verrait plus tard, une fois sorti de la zone côtière. Le GPS
était encore à la masse ; alors, je me servis du compas de route, car je n'avais
pas encore eu le temps de configurer proprement le gyrocompas du pilote. Une ½
heure après, j'étais redescendu pour le petit déjeuner.

Luc  sortit des limbes vers 9 heures et me demanda pourquoi on ne voyait plus la
côte...

Le soir, Monaco radio annonçait toujours du SW pour le sud de la mer
Tyrrhénienne et continuerait d'annoncer la même chose deux jours durant, mais
notre vent, force 3 à 4 environ, soufflait du sud à l'est, ce qui pour moi était
synonyme de mauvais temps. J'avais encore en mémoire le SE qui nous avait
accueillis deux ans auparavant sur la côte sarde et nous avait fait la mer
mauvaise ; je me souvenais également d'un paquebot, couché par une lame arrivant
du sud dans le SE de Cagliari, lors d'une tempête de printemps. Alors, on ne
s'amuse plus : moteur et cap direct sur Cefalù, avec l'aide de la GV et de
l'artimon ; si ça se gâte, il sera toujours possible de viser Trapani ou Palerme.

Vers 22 heures, vent faible et mer un peu houleuse, je me dis qu'il serait bien
d'aller faire un petit somme. Luc reste dans le cockpit et doit m'appeler à la
moindre alerte. En fait, je n'étais pas trop inquiet, car j'avais choisi de
mettre cap sur Cefalù pour me trouver à l'écart du trafic entre Cagliari et
Palerme et entre la côte orientale de la Sardaigne et le détroit de Messine.
Restaient les bateaux qui allaient de Cagliari vers le détroit de Messine, dont
nous aurions vite croisé la route.

Pas grand' chose d'autre à dire : je ne dormis évidemment pas et revins vite
dans le cockpit ; Luc disparut pendant une éternité, lesté de son stock de
pilules, et, le 1er juin à 18 h 15, après 38 heures de route, dont une bonne
partie contre un vent déconcertant, nous pénétrâmes dans le port de Cefalù.
Comme je l'avais prévu, temps pourri, ciel sombre et de la flotte, beaucoup de
flotte. Pas beau, pas beau.

Dans le port de Cefalù, nous fûmes victimes d'une arnaque mafieuse, que la
fatigue nous empêcha de décrypter rapidement. Un garçon nous indiqua une place
vacante, que nous occupâmes aussitôt, et revint avec une facturette de 40 ?.
Après paiement, nous eûmes l'impression que ce zigoto travaillait soit pour son
compte, soit pour le compte d'un réseau organisé, et que le port ne verrait rien
de cet argent. D'ailleurs, la facturette n'avait ni tampon, ni indication de
TVA, ni quoi que ce soit qui pût la rendre crédible. Pas grave, au fond. La
Sicile est une terre de misère, que l'Europe maintient à flot à coup de perfusions.

Cefalù est un port très mal protégé du vent d'est. On y est plutôt secoué, mais
cela ne m'empêcha pas de prendre le sommeil réparateur dont j'avais bien besoin.
Luc, qui avait tout de même dormi moins de temps qu'à l'accoutumée, fit de même.

Le vilain vent d'est qui suivait la côte m'incita à tirer au nord vers les
Éoliennes ; ce n'était pas beaucoup plus long que de longer la Sicile, le vent
pourrait nous être plus favorable et je respecterais une partie du programme
prévisionnel que j'avais établi. Las ! Plafond extrêmement bas, visibilité
réduite, flotte, flotte et reflotte. Engoncés dans nos cirés toute la journée,
regardant la pluie qui se servait des voiles comme de gouttières, rinçait
abondamment le pont du bateau et transperçait la capote du cockpit, luttant
contre un vent de NE chahuteur, nous parcourûmes les 50 MN grâce, une nouvelle
fois, au concours du moteur et découvrîmes Vulcano, emmitouflé dans du coton
grisâtre, juste 3 milles avant d'y arriver. J'hésitai sur l'endroit où mouiller
: NW ou NE de l'île. Malgré le vent d'est, j'aurais plutôt choisi la côte NE ;
mais je vis un voilier venant de Messine longer l'île et entrer dans la cala di
Ponente. Alors, l'instinct grégaire, vous connaissez ?

Dans les soutes, il ne restait pas de quoi faire un méchoui ; mais il fallait
faire avec, et le besoin de sommeil reprit le dessus. Je n'étais cependant pas
vraiment tranquille : ce foutu vent d'ouest annoncé, ces nuages porteurs
d'orage, sombres et menaçants. Effectivement, à 2 heures du matin, rafales,
éclairs, trombes d'eau, ciel noir noir noir, houle d'ouest : il valait mieux
déménager. Inutile de penser à réveiller Luc. Je joue seul. Moteur, guindeau,
sortie de la cala au GPS (j'avais pris mes repères la veille) et ensuite passage
entre l'île Lipari et l'île Vulcano. Là, je ne suis pas trop fier. La passe
n'est pas immense et, si le GPS ne va pas bien, il faudra me guider à la lumière
des éclairs. Finalement, les dernières cailloux sont passés et je puis ancrer
dans la cala di Levante, infiniment plus calme. Difficile ancrage : il y a des
bouées et des bateaux un peu partout (les lumières du port de la côte est me
permettent de les voir, mais elles m'aveuglent aussi). Au troisième essai, c'est
bon. Je saute dans la bannette et termine ma nuit.

Le lendemain, le 3 juin, il est 9 heures et il pleut toujours. Jamais vu autant
de flotte de ma vie ! Cette côte sicilienne qui nous avait réservé des journées
lumineuses il y a deux ans sombre dans la déprim' et nous y mènent tout droit.
En réalité, nous sommes les innocentes victimes d'un énorme système qui couvre
la mer Thyrénienne, la Sicile, le sud de la botte et la mer Ionienne et qui,
comble de malchance, s'évacue vers l'est, en direction du Péloponèse, à la
vitesse de l'escargot, « en se comblant lentement », comme disent nos
météorologues.

Luc jette un coup d'oeil dehors et me dit : « Finalement, tu as bien fait de
mouiller à l'ouest. La nuit a été parfaitement calme. » Il n'avait ni vu, ni
entendu, ni senti ? malgré les éclairs, la houle, les cataractes d'eau, malgré
les bruits de chaîne, de moteur, malgré ma course sur le pont et surtout malgré
le changement de décor ? que le bateau n'était plus dans la cala où ses
souvenirs (?) l'avaient laissé la veille.

Cap sur Messine à 40 MN, avec le passage du fameux détroit, Charybde et Scylla à
l'affût, prêts à nous attirer dans leurs eaux morbides. Comme toujours, le vent
est placé pile dans l'axe de la route. Une constante depuis le cap Carbonara.
Malgré le mauvais temps, je mets en place GV et génois et tire sur Milazzo,
jusqu'à ce que je m'aperçoive que la forme du génois est un peu bizarre. En
m'approchant, je constate que mes deux gaillards ont eu raison de lui : une
déchirure le long de la bande anti-u.v., pas seulement due auxdits u-v.
Maintenant, ras-le-bol ! Je pointe le détroit au moteur avec appui GV et
artimon. Il y avait d'ailleurs une vague éclaircie au loin, qui nous attirait
comme un aimant, et Luc voulait visiter Messine. Personnellement, j'aurais
préféré aller mouiller dans une crique un peu plus bas, car les guides ne
m'indiquaient pas Messine comme un haut lieu du tourisme, mais bon...

Le capo Peloro, qui marque l 'entrée ouest du détroit, fut doublé sans encombre,
malgré un vent contraire tournant autour de 20 nds et une circulation toujours
intense, et nous pûmes longer à distance la côte orientale de la Sicile jusqu'à
Messine. Compte tenu du vent dans l'axe du détroit, mon « Rod Heikell » ne me
laissait pas beaucoup le choix : c'était la marina del Nettuno ou ... la marina
del Nettuno. Allons-y ! La marina était passablement embouteillée et offrait un
chenal de manoeuvre de 20 m au plus ; ce n'était pas pour m'arranger. De plus,
je ne savais pas trop ce qui nous attendait sur le môle flottant sur lequel les
nouveaux arrivants étaient dirigés. Je décris à Luc les diverses possibilités
d'amarrage, sachant qu'il devrait gérer la mise en place des aussières ; je vis
immédiatement que ça faisait trop d'un coup. « Bon, conclus-je, tu feras ce que
tu pourras, et nous aviserons. » En prononçant ces mots, je me dis que j'avais
intérêt à être à la barre, au moteur, aux taquets avant et aux taquets arrière
simultanément, pour que la manoeuvre aboutisse.

J'étais un peu pessimiste. Le brise-lames oriental sur lequel nous devions nous
amarrer est parallèle à la rive et comporte des catways, qui n'apparaissaient
pas sur mon plan. Après résorption de l'embouteillage à l'entrée de la marina ?
qui nous valut de tourner en rond à l'extérieur près d'une demi-heure ?, nous
fîmes un superbe virage à 90° sur bâbord et notre bon Mindelo (si si, il
s'appelle comme moi, le hasard), notre bon Mindelo, disais-je, se plaça
impeccablement le long du catway, tandis que l'ormeggiatore, campé sur son
dinghie, remettait à Luc deux bouts, qu'il s'empressa de tourner ensemble sur le
taquet bâbord arrière. Simultanément, je fonçais aux pointes avant, car le vent
nous prenait par le travers et nous plaquait sur nos voisins anglais, toujours
flegmatiques, mais néanmoins l'oeil rivé sur la manoeuvre. Dans mon dos, je
sentais de l'agitation : un coup d'oeil par dessus mon épaule m'apprit que
l'amarreur italien tentait de convaincre Luc de placer une pendille de chaque
côté du bateau et de les souquer ferme. Peine perdue !  Il s'égosillait en
sicilien, italien, anglais et en franco-anglo-italien, tenta le langage des
signes en plaçant deux doigt en V et en montrant les pendilles. Rien à faire !
J'avais également une fois expérimenté le langage des mains : Luc y était aussi
hermétique qu'au chinois ou au hottentot. Quand je mettais le pouce en l'air, il
appuyait sur le bouton « down » du guindeau et lycée de Versailles. Lorsque, en
désespoir de cause, il détacha les deux pendilles et les foutut (encore un verbe 
sans passé simple !) à la baille, notre Sicilien au sang chaud (pléonasme) frisa 
l'apoplexie et, debout sur son zodiac, se mit à danser frénétiquement ? au point 
de faillir s'aplatir sur son boudin ? et à aboyer ferme dans la langue de Don 
Vito Corleone. Je ne saurais trop traduire les mots entendus, mais il me semble 
qu'ils n'exprimaient pas une immense tendresse à l'égard de mon équipier. Tout 
cela, bien entendu, se comptait en secondes, quand d'autres bateaux se 
pressaient dans l'étroite entrée. J'eus le temps de sauter sur le catway avec 
une traversière en main, pendant que notre Sicilien, consterné, abattu, gagné 
par une profonde lassitude, galérait pour récupérer ses pendilles et escaladait 
la poupe de notre voilier pour les mettre en place personnellement.

Une fois n'est pas coutume, je savourai l'imbroglio ; mais je n'eus pas le temps
d'en jouir très longtemps, d'abord parce que Luc me tomba dans les bras en me
disant qu'il n'y arriverait jamais, que c'était foutu pour lui, que cette
croisière affichait les limites que lui imposait son état de santé ; ensuite,
parce, lors du règlement d'une seule nuit à la Capitainerie, on me réclama 80 ?.
Du jamais vu ! Jusqu'ici, pour un 13 m, je plafonnais, dans les marinas huppées
que je fréquente très très rarement, à 50/55 ?, avec une moyenne autour de 35.
La marina de Messine établit un record absolu assez invraisemblable. Ces
Siciliens abusent largement de leur situation géographique sur un axe très
fréquenté et rançonnent sans vergogne les bateaux de passage. Quant à la
tranquillité, zéro : côté rive une fête foraine ; côté mer le ballet des ferrys
qui ralentissent un peu, mais pas trop, et agitent, à chaque passage, le môle
flottant sur lequel nous sommes amarrés.

Entre deux éclaircies, il flottait toujours. Nous avons parcouru des avenues
sans grand caractère, bâties d'immeubles bourgeois, et compris qu'en Sicile
l'essentiel du fric passe par Messine. Les autres cités ne ramassent que
quelques miettes. À l'heure du repas, ne pouvant nous offrir, après le racket de
la marina, un repas dans un resto du centre, nous n'avons pu trouver qu'un
infect fast-food. « T'as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon, t'as voulu voir
Vesoul et on a vu Vesoul, t'as voulu voir Honfleur et on a vu Honfleur, t'as
voulu voir Messine et on a vu Messine, comme toujours... ».

Le lendemain, dernier tronçon de 50 MN entre Messine et Catane : repluie, cirés
dégoulinants, ciel nauséeux, humidité maximale, baro s'affaissant toujours et
encore, pas un souffle de vent, le pied quoi ! Le bulletin de Meteomar chopé au
navtex est désespérant de constance, avec un aimable supplément, toutefois : en
mer Ionienne, nous aurions du NE force 4 ! Rien d'autre à ajouter. Le courant
portant au sud nous permit de faire la route en 8 h ½, en faisant tourner le
moteur à 1 800 tr/mn par souci d'économie.

Trois équipiers devaient me rejoindre à Catane : un couple d'Autrichiens et un
Allemand. Mais il me fallait régler dans le même temps le problème Luc, remettre
le bateau en état, m'occuper du génois, faire la vidange du moteur, etc.

Cette première étape avait été ? vous l'avez constaté ? fort éprouvante. Je
pensais que la deuxième, de Catane à Athènes, devait m'offrir davantage de
tranquillité, davantage de soleil et, si possible, du vent portant, comme la
configuration des terres me le laissait penser.


Ce 2 novembre 2007, sur la côte turque, il fait 33,6° dans le cockpit.


Quatrième épisode : de Catane à Athènes.

Bon, il est temps que je reprenne un ton plus guilleret, car je me vois de
nouveau sombrer dans la météo crasseuse de la Sicile (et pas que la météo !).
Tiens, il flotte maintenant sur la Turquie, ce qui est assez normal à partir du
mois de novembre, mais m'empêche de terminer mes petits travaux extérieurs. Par
contre, vous aurez droit à un épisode supplémentaire.

N.B. Je précise que, sur les 80 jours que j'ai passés en Turquie depuis juillet
dernier, ce sont les deux seuls jours où il a plu. Et pourtant, je suis dans une
région verdoyante où les orangers, les citronniers, les oliviers, les poivriers
sont en rangs serrés. Mais la montagne, toute proche des vallées fruitières,
donne de l'eau en l'abondance.

Revenons à Catane, quelques mois en arrière.

Ce 4 juin 2007, mon couple d'Autrichiens attendait sur le ponton de la marina où
j'avais annoncé ma venue. Après les premieres effusions, le récit succinct de
nos aventures julesvernesques et le pot de bienvenue, Emma et Karl
s'installèrent dans la cabine avant. J'avais pratiqué un nettoyage intensif du
cabinet de toilette et de la cabine avant, et j'avais bien fait. Après leur
installation, la proue du bateau avait gagné en luminosité. Le lit, ce n'étaient
pas d'informes duvets crasseux, comme celui de Luc, c'étaient des draps de
couleur impeccablement repassés ; les affaires étaient parfaitement rangées, le
cabinet de toilette fut renettoyé du sol au plafond et désodorisé.

La cohabitation risquait d'être quelque peu difficile...

Luc avait surmonté ses doutes de Messine et, même s'il me glissa que ces
Autrichiens il ne les trouvait pas sympa, il n'était pas vraiment sur le départ.
En fait, c'est sa participation à la note de gazole (1/4) et le fait que Karl
avait indiqué qu'il souhaitait manger au restaurant chaque soir (alors qu'il
comptait bien sur Emma pour faire les courses et lui faire à bouffer) qui eurent
raison de ses hésitations. Il me dit que je n'avais pas respecté le programme
prévisionnel (j'avais dû notamment, à mon grand regret, sauter Palerme) ; dans
ces conditions, il ne se sentait plus tenu par nos arrangements et, à mon grand
étonnement (je pensais que ce serait beaucoup moins simple) et à mon grand
soulagement, il débarqua, en faisant l'économie de ses dettes. J'appris qu'il
tenterait ensuite de s'embarquer sur un bateau suisse ; mais je pense
sincèrement que la Suisse et lui sont profondément antinomiques. Pour tout dire,
il avait prévu un budget inadapté aux 6 semaines de navigation, pensant ? nous
verrons qu'il ne sera pas le seul à raisonner ainsi ? vivre à mes crochets, en
échange de son savoir-faire. Il est vrai que, comme Anna, il s'était fait piéger
par un surcroît de bagage monumental, de l'ordre de 150 ?, ce qui dénote un
niveau de préparation assez approximatif, puisque je leur avais fait parvenir
toutes les informations utiles à leur transfert par avion.

En ce qui me concerne, cette 1ère étape était à la mesure du temps : j'ai dû
rembourser Dieter de la moitié de ce qu'il m'avait donné (normal), Anna est
partie sans payer (et sans même demander à payer), et Luc n'a réglé qu'une
partie de son dû. Si j'ajoute à cela qu'ils m'ont vidé mes bouteilles d'apéro et
mon meilleur vin ? qu'ils ont remplacé par de la piquette sarde ?, que le petit
stock de nourriture que j'avais dans le bateau a été totalement absorbé, que le
génois est déchiré, que j'ai dû aller dans l'un des ports les plus chers
d'Europe..., je me dis de plus en plus que ce n'est pas l'aspect financier qui
justifie le recrutement d'un équipier.

Je pouvais à présent mieux respirer...

Catane, sous la pluie, c'est très moche ; Catane, sous le soleil (il pointa son
nez le surlendemain), c'est très moche. Catane pleure la misère et ne vit que
par son volcan, l'Etna. Les marinas (il y en a quatre) sont situés dans le port
de commerce, dont l'activité semble dérisoire. Les eaux du ports trimbalent tout
ce que vous n'avez pas envie d'y trouver, et y tomber c'est signer son arrêt de
mort. Tout est laissé à l'abandon. Nous sommes enfermés dans un enceinte
carcérale grillagée, dont la sortie donne sur une rue infernale où, à chaque
pas, vous risquez d'être fauché par les voitures qui slaloment en permanence
sous les arches du pont de chemin de fer et klaxonnent en continu. Deux notes
positives : en montant vers le quartier de la cathédrale, le paysage urbain
embellit un peu et la ville devient plus agréable ; le marché aux fruits et
légumes, avec pratiquement tout à 1 ? le kg (même les cerises et les fraises),
nous change de nos marchés aux prix exorbitants.

En rédigeant ce paragraphe, je n'ai fait appel qu'à mes souvenirs ; mais lisez
Rod Heikell : «  Catane est un grand port industriel, sale et entouré
d'immeubles plutôt laids. Si vous avez le courage d'affronter la saleté et la
crasse... » (Guide de navigation sur l'Italie ? Loisirs nautiques 2003). Que
reste-t-il de nos amours ... pardon, de la côte orientale de la Sicile ? Pour
moi, les criques au nord du cap Taormina et Syracuse. Le reste, connais pas.

Les marinas situées dans le vieux port sont moins agitées ? me semble-t-il ? que
celles qui se trouvent dans le nouveau port, à l'est. La marina « Diporto
nautico etneo » nous a coûté 110 ? pour deux nuits et un service réduit au
minimum minimorum. Quand je compare avec les marinas turques... L'ormeggiatore
ne vous est et ne veut vous être d'aucun secours lorsque vous arrivez ; il
consent à prendre en main l'une de vos aussières, en se demandant si cette
amarre est la corde qui servira à le pendre ; mais c'est là que s'arrête son
intense activité. L'archétype du Sicilien ! Lorsque personne n'accoste, il reste
vautré dans son mobilhome, bâille énormément (je crois bien que je ne l'ai
jamais vu la bouche fermée), salue d'un grognement, qui semble exhaler un
profond ennui, et ne se déride qu'à la vue des billets de banque.

À Catane, on ne trouve pas grand' chose. Il y a bien deux ships, qui ressemblent
davantage à des magasins de souvenirs qu'à des vendeurs d'accastillage. Alors,
un voilier, vous rêvez ? Je m'entête et finis par apprendre qu'il y en a un qui
vit dans la montagne, à 20 ou 30 km de la ville, ou ai-je mal compris ? Bon,
pour mon génois, c'est foutu ; il faudra faire sans. La seule chose que je
trouve, c'est une paumière et du fil à voile ; mais, malgré notre bonne volonté,
le boulot dépasse largement nos capacités. Heureusement, j'ai dans mes soutes un
génois lourd, quasiment neuf, datant de l'époque fort lointaine où mon bateau
n'était pas pourvu d'un enrouleur, et ledit génois à mousquetons s'enfile
parfaitement sur l'étai largable. Évidemment, je n'ai que plus que 45 m2 au lieu
des 58 de l'enrouleur.

Pour le pétrole, la pompe du Mediterranea YC n'existant plus, il faut aller dans
le port de pêche. Pas facile de manoeuvrer dans ce petit bassin : il y a des
raffiots à demi démantibulés un peu partout, à l'ouest il y a peu de fond, les
pontons en mauvais bois branlent comme ce n'est pas permis et la pompe est
évidemment tout au fond.

350 litres d'un coup, ça fait un trou dans les finances locales.

Je ne vous ai pas parlé de mon dernier équipier, que nous appellerons Bodo.
C'est pourtant quelqu'un qui mérite votre intérêt. Il n'habite pas loin de chez
moi et est venu me voir. Il souhaitait participer à la croisière, mais pas
question d'y participer financièrement, hors la caisse de bord. D'abord, j'étais
réticent ; puis j'ai prononcé, comme ça, cette phrase idiote : « Après tout,
pourquoi pas ? » . Toujours ce vieux reste d'humanisme...

C'est un homme curieux. Toutes ces phrases commencent par « En principe, on fait
ainsi » ou « En principe, il faut faire comme ça » et se poursuivent par « Mais
moi, je fais autrement ». Ce genre de raisonnement, appliqué aux manoeuvres, à
la soupe, à la mécanique ou à la chasse aux moustiques, devenait lassant à la
longue, d'autant que, traduit en termes clairs, il signifie : «  Il y a d'une
part tous les cons et d'autre part moi. » Et puis, en homme de principes ? même
si la flexibilité ne m'est pas tout à fait étrangère ?, je n'aime pas qu'on
prenne systématiquement le contrepied d'une vérité établie, d'un fait avéré ou
d'une expérience vécue. Là, je me dis qu'il y aurait sans doute quelques menus
frottements.

Lorsque Bodo, qui ne versait pas grand' chose, se mit à imposer son point de vue
à Emma et à Karl, qui payaient le droit d'être là, lorsque le même Bodo prit
possession de la table à cartes et des instruments qui l'environnaient ?
investi, pensait-il, de la mission de nous mener à bon port ?, lorsque Bodo
toujours déploya sa science de la voile, parce qu'il avait possédé ? en des
temps immémoriaux ? un sloop de 20 ou 22 pieds sur lequel il avait un peu
navigué et dont il croyait pouvoir transférer toutes les manoeuvres à un ketch
de 13 tonnes, je me dis derechef que j'avais eu là une fâmeuse idée de lui
proposer de venir.

Bon, relativons : notre ami Bodo manque parfois de discrétion, il est même un
peu envahissant, et son caractère ne s'accorde a priori pas très bien avec le
mien ; mais je n'ai plus, plantée dans le pied, une épine qui s'appelait Luc, et
ma prostate a appris à mieux faire son boulot. Alors, soyons zen...

Nous quittons Catane le 6 juin par un temps ensoleillé très provisoire. J'ai
l'impression que nous cavalons après ce foutu système dépressionnaire (ou l'un
de ses nombreux frères), qui nous tant douchés depuis Cefalù. L'Etna, qui
culmine tout de même à 3 350 m, est perdu dans les nuages. Notre but est de
rallier Crotone, sur la semelle de la botte italienne, en 24 heures environ (144
MN). En fait, nous traînerons un peu, pour pouvoir naviguer de temps en temps à
la voile, car le vent, d'abord de NE comme prévu, passa au NW.

Crotone, cité de Calabre, est une ville plus petite, mais plus agréable et
surtout plus soignée que Catane. On sent que, malgré le peu de moyens
financiers, on s'attache à la mettre en valeur et à lui dessiner un avenir. Elle
ouvre l'immense golfe de Tarente, dont la traversée doit bien faire 70 MN.
Seules ses plate-formes gazières, qui ne semblent plus en activité, abîment le
panorama.

Nous accostons, dans le Porto vecchio, au Kroton YC (45 ?). Pendille, amarres
habituelles. Au moins, il y a des douches et l'environnement, en cours de
réfection, est plutôt agréable. Le restaurant était, aussi, sympa. Enfin, une
étape qui reconcilie avec la croisière. Mais nous avons très envie de griller
Santa Maria di Leuca dans les Pouilles (le talon de la botte) et de faire un cap
direct sur Corfou (125 MN). Nous sentons qu'il faut quitter cette foutue semelle
le plus tôt possible. Pourtant, le BM de Kerkyra (Corfou) n'est pas vraiment
optimiste : vents variables, pluies et orages.

À l'ouvert de l'Adriatique, 15 nds de vent du nord. Enfin un élément positif !
Vers 4 h 30 le 9 juin, j'aperçois le relief de la Grèce, Corfou et ses îlots. Il
bruine sans discontinuer depuis Crotone. On appelle ça « un système orageux peu
actif ». Ciel gris, couvert, 80% d'humidité.

Pas question de mettre les pieds dans la marina de Gouvia, à l'est de l'île.
D'abord, ça nous ferait une rallonge de 32 MN ; ensuite, on doit payer non
seulement la marina, mais encore la DEKPA, taxe grecque sur la navigation de
plaisance réservée aux bateaux de plus de 10 m, et j'ai lu que, vu la
désorganisation latente de la Grèce (les incendies de l'été en sont la preuve
flagrante), on peut traverser ce beau pays sans jamais la payer, à condition
d'éviter certaines marinas à l'ouest et à l'est, nanties de postes de douane
particulièrement actifs.

Lisez à présent ce qui suit : c'est PAR UN SOLEIL RADIEUX, UN CIEL PRESQUE
DÉGAGÉ, UN TEMPS MAGNIFIQUE, que nous entrâmes dans l'anse de Palaiokastrita. Le
port, difficile d'y trouver une place, mais l'anse juste à côté, derrière une
superbe barrière rocheuse qu'il faut prudemment contourner, offre un espace de
mouillage agréable sur un superbe fond de sable. Il vaut mieux, par sécurité,
mettre un bout à terre. Emma et Karl filent avec l'annexe, en déroulant
l'aussière de 50 m que je leur ai donnée, mais, comme elle ne flotte pas, elle
se prend autour d'un rocher, et ils pagaient sur place. Je saute à l'eau pour
débloquer l'amarre ; pendant ce temps, le bateau se met en travers, les 50 m ne
suffisent plus ; mes derniers amarrages par la poupe, je les ai effectués avec
mon ancien voilier, beaucoup plus léger. Avec celui-là, je n'ai pas très bien
organisé mon affaire. Je saurai à l'avenir qu'il vaut mieux embarquer une très
longue aussière dans l'annexe, aller la fixer solidement à terre et revenir vers
le bateau, en la laissant se dérouler. Si besoin est, coup de moteur vers
l'arrière et relâchement de la chaîne.

Il y avait sans doute des tas de choses que notre ami Bodo savait ou disait
savoir ; mais le mouillage était une manoeuvre qui lui échappait totalement. Je
crois que, dans son glorieux passé de capitaine au court cours, il n'avait fait
que des sauts de puce d'un port à l'autre. Le mouillage, il n'en comprenait ni
la logique, ni la méthode, ni les contraintes, ni les dangers. Alors, ce
jour-là, d'abord voulant absolument nous loger dans le petit port surencombré de
Palaiokastrita, puis ne sachant trop à quoi s'employer, il bouda. Ensuite, il
essaya bien de repartir de sa phrase favorite : « En principe, il faut faire
cela, etc. » ; mais j'eus la nette impression que, sur ce sujet, il manquait
singulièrement de références.

Karl n'était pas non plus un « mouilleur ». Comme la plupart des Allemands,
Autrichiens et Suisses,  qui pratiquent le charter, il aime à retrouver
l'ambiance ? assez pauvrette, de mon point de vue ? d'une marina le soir.
Seulement, il voyait que Catane et Crotone nous avaient déjà coûté 150 ?...

Par contre, c'était un bon marin, ce qui fait que, pour me reposer de mes
fatigues de la première étape, je lui laissais souvent ? grave erreur
psychologique ? skipper le bateau en compagnie de ce bon Bodo... qui n'était pas
si bon, parce qu'il passait beaucoup de temps à critiquer ce que je faisais.
C'est Karl lui-même qui me le dit avant de partir. Une manière de s'affirmer,
quoi ! Il est vrai que Bodo était plutôt gonflé : si l'endroit où j'accrochais
une drisse ne lui plaisait, il allait la mettre ailleurs, ce qui fait que je
passais mon temps à lorgner le haut du mât pour retrouver mes ficelles (sur
l'Amphitrite, il y a pas loin d'une dizaine de drisses au pied du grand mât) ;
si les réglages de mon lecteur de cartes ne lui convenaient pas, il re-réglait
tout à sa manière ; mon éponge à vaisselle n'était pas à son goût, il la
remplaçait par une brosse du type de celles que j'utilisais pour nettoyer les
cuvettes des W.C., etc. etc. Bref, il s'ingéniait à modifier en permanence mon
environnement et ? plus grave ? fouillait un peu partout, y compris dans mes
affaires personnelles. Je lui fis remarquer que, invité chez lui, je ne me
permettrais pas de mettre le bingzh ; mais ça n'eut pas l'air de vraiment le
chagriner.

Le temps était beau et la croisière agréable. Jusqu'au canal de Corinthe, nous
eûmes chaque jour du vent portant. Palaiokastrita (île de Corfou), Lákka (île de
Paxos), Parga sur le continent, Levkada (île de Lefkas), la baie  de Vlikho (île
de Lefkas), Vathi (île d'Ithaca), Mesòlongion, le pont de Rion, Trizonia,
Corinthe, le très cher canal de Corinthe, l'île de Salamine, Le Pirée. Difficile
et trop long de commenter chacun des sites et mouillages merveilleux qui
s'offraient à nous. Les îles ioniennes et l'isthme de Corinthe, c'est
franchement très beau et, quand on a du vent et du soleil, la croisière ne peut
être que réussie. De plus, nous ne sommes allés dans une marina payante qu'une
seule fois (Levkàs). Il est vrai que les possibilités d'ancrage dans des sites
parfaitement protégés sont innombrables. Il y a même aussi des marinas, souvent
inachevées et ne fonctionnant pas, où on s'installe sans rien demander à
personne : c'est le cas à Mesòlongion, c'est le cas à Trizonia, c'est le cas
aussi dans la marina olympique du Pirée ; et ce ne sont pas des cas isolés. Les
Grecs reçoivent de l'argent de l'Union européenne pour bâtir une marina,
commencent à construire, puis, quand la part nationale ou régionale n'est pas
versée ou quand le budget a été mal calculé, ils arrêtent tout et attendent. On
m'a dit aussi que les plaisanciers grecs freinaient un max la mise en service
d'une marina, de manière à bénéficier gratuitement de la structure. Tout ça peut
durer des années et des années. Bon, après tout, c'est leur affaire et, en
l'occurrence, ça nous arrange plutôt.

La seule chose que je regrette est d'avoir zappé Delphes ; mais mes compagnons
n'avaient pas la fibre « antiquité » : ils étaient là pour faire une croisière,
se baigner, prendre le soleil, aller au resto, boire un coup ; pas pour s'user
les semelles à trottiner dans la caillasse (c'est grosso modo ainsi que
l'affaire me fut présentée). Une prochaine fois, peut-être.

À Lákka, dans cette petite baie magnifique au nord de l'île de Paxos, nous vîmes
bien qu'il n'y avait pas beaucoup de place pour nous mettre ; mais renoncer
c'était ressortir et reparcourir quelques milles pour atteindre Gaios, sans trop
savoir si le mouillage suivant serait plus praticable. Alors, je risquai le
coup. « T'es fou ! Jamais on pourra se mettre là ! » Là, c'était un espace de
moins 30 m avec, devant, un voilier mouillé et, derrière, un autre voilier ancré
(disons 15 à 20 m de chaîne) et amarré au quai par la poupe. La manoeuvre, qui
ne souffrait pas l'approximation, consistait à se décaler légèrement et à
mouiller tout près du premier voilier et à dévider le guindeau de 18-20  mètres.
Ce fut impeccable ; mes équipiers en étaient baba, et aussi reconnaissants, car
le trajet en annexe serait très court. Même Bodo ne tenta pas un « En principe
... » destiné à relativiser la beauté de la manoeuvre. Je ne fis pas dans « Mais
non, mais non, hypersimple, j'ai fait ça cent fois » ; plutôt dans « Merci, mes
bons, pour cette ovation spontanée ; mais, malgré mon indéfectible coup d'oeil,
j'aurais pu me planter. » Modestie, modestie, quand tu nous tiens.

Tout à coup, nous vîmes apparaître, à l'entrée de la baie, un gros truc
ferrailleux d'une trentaine de mètres, mettons un bac ou un petit ferry, et ce
truc-là ne s'était-il pas mis dans l'idée de balancer son ancre loin devant, de
reculer entre les voiliers pour aller se loger dans un décrochement du quai.
Alors là, chapeau ! Quoique la manoeuvre, dont j'étais si fier, pût souffrir de
la  comparaison. En dehors de tout froissement d'amour propre, il y avait un
hénaurme problème : c'est que ma plate-forme arrière n'était qu'à quelques
mètres de son affreuse chaîne d'ancre rouillassée et que ? je le sais, je le
sens ? en fin d'après-midi, le vent va souffler plus fort. Mes équipiers me font
valoir que mais non (ils n'avaient pas du tout envie de s'y recoller et se
trouvaient bien où ils étaient). D'ailleurs, c'est toujours comme ça : la casse
c'est pas pour leur pomme ; donc, si on ne les emmène pas au milieu d'un
cyclone, les équipiers se sentent toujours bien là où ils sont.

C'est là que le skipper doit avoir quelque chose en plus. On peut appeler ça un
sixième sens, de l'intuition, du flair ; enfin, l'idée qu'il faut se tirer de là
immédiatement, sans discuter, ce que je fais à toute vapeur. Je vise une place
possible entre un petit môle et un bateau italien, et remouille. L'Italien n'est
pas vraiment enchanté de me voir là, mais je trouve la marge de sécurité
suffisante entre lui et nous. Devinez maintenant qui pointe le bout de son
étrave juste au moment où j'arrête le moteur : le sistership de l'autre, un
autre machin impressionnant qui se met à reculer en zigzaguant, balance sa
méga-ancre, passe à 3 cm des fesses de notre Italien aboyant et va se mettre
juste à côté de l'autre. Il est passé pile sur l'espace que nous occupions.
J'aurais effectivement dû voir que cette partie du quai était réservée aux
bateaux-navettes entre l'île et le continent. Encore eût-il fallu être à même
d'en apprécier la longueur, car le bout du quai est très étroit.

Dans l'isthme de Corinthe, juste après le magnifique pont de Rion (construit par
une société française pour résister à des vents de 250 km/h, à l'impact d'un
pétrolier de 180 000 t contre l'une des piles et à un tremblement de terre
supérieur à force 7 ? euh, peut-être pas les trois à la fois !),

http://www.gefyra.gr/French/framesetbig.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_Rion-Antirion

il y avait pas mal de vent, 25/30 nds (normal, l'isthme se resserre), mais toute
la toile était en place et nous filions vers Trizonia à près de 8 nds. Une fois
l'îlot tourné, les voiles furent affalées, d'abord le génois, puis la GV. Bodo
alla à la drisse en maugréant, soutenant que la GV ne viendrait pas, alors que
nous étions à environ 30° d'un vent apparent de 15/20 nds. Impossible de faire
mieux, sauf à surfer les caillasses. Pas vrai, j'y allai avec lui et elle est
descendue comme une bonne fille. C'est là que j'aperçus une petite déchirure le
long de la bôme, déchirure que je reliai aussitôt à un standow trouvée sur le
pont quelques jours avant. Bodo faisait ce que je ne faisais jamais (les lazzys
et le taud suffisent à mon bonheur) ; il enlaçait la voile avec un standow,
comme on faisait jadis. Celui qui a hissé n'a probablement pas vu que le crochet
du tendeur était pris dans la voile et il a hissé, provoquant une petite
déchirure au bas de la GV. Pas bien grave : on prendrait un ris permanent. Mais
je me dis qu'à ce rythme-là j'allais être obligé de coudre mes chemises ensemble
pour terminer la croisière.

Trizonia est un joli petit coin bien protégé, malgré sa marina inachevée. Le
village est sympathique, la cadre enchanteur et les restaurants du bord de l'eau
sont très agréables, bien qu'on y mange pas mieux qu'ailleurs : la sempiternelle
salade grecque, mal assaisonnée, et des brochettes archi-cuites. Il est vrai que
les Anglais ont longtemps sévi en Grèce, qu'il y sont encore nombreux, et qu'ils
ont littéralement assassiné la cuisine grecque avec leurs goûts et leurs
habitudes culinaires.

Sous génois et artimon, le bateau marchait bien et était parfaitement stable.
Karl barrait le plus souvent ou laissait faire le pilote. Bodo s'abstenait, il
préférait discourir et théoriser ; Emma participait volontiers à la manoeuvre,
mais n'aimait pas être à la barre ; quant à moi, je relisais « Guerre et paix »
? histoire de savoir quelle serait la meilleure attitude à adopter dans les
circonstances où j'étais placé ? et me trouvais au fond très bien dans ma
cabine, d'où je m'extrayais lorsque ma présence était requise ou devenait
nécessaire. Je savais que Karl était tout à fait fiable et qu'il appréciait que
je lui laisse régler le bateau à sa convenance. De toute façon, avec lui, les
choses étaient simples : s'il savait, il faisait ; s'il avait un doute, il
demandait. De tous les équipiers (les anciens et les nouveaux), le seul à
innover en permanence, modifiant tout ce que je considérais comme impeccablement
réglé, était notre ami Bodo.

Bon, ce n'est pas risible, vraiment pas ; mais vous allez quand même rire. Ma
femme, qui était en contact avec la femme de Bodo, me dit qu'il avait été très
malade et s'était retrouvé à l'hôpital en coma dépassé. Aucun médecin n'aurait
parié un kopek sur son avenir. Un miracle lui a permis de survivre.

Là, je comprenais. À l'image de notre Chevènement national, il avait eu l'audace
et la curiosité d'aller jeter un coup d'oeil de l'autre côté du miroir, et, bien
entendu, il n'en était pas revenu  indemne. Ses dérèglements, on ne pouvait les
imputer qu'à cette petite escapade vers un autre monde... Je compris aussitôt le
fonctionnement de Bodo. Sa ritournelle, je la prenais au début pour un tic de
langage. À présent, c'est on ne peut plus clair : « En principe, on fait cela »
(c'est à dire le commun des mortels, bêtement, sans réfléchir, a l'habitude de
faire cela) ; « Mais, moi je fais autrement. » (entendez : moi qui ai vu
d'autres horizons, en suis revenu et ai acquis une expérience que vous n'aurez
jamais, moi je sais qu'on doit faire différemment). Alors là il ne reste qu'à
s'incliner, car la plupart des gens qu'on dit morts sont vraiment morts ! Lui
considérait que l'original c'était moi : j'étais trop maniaque ; j'avais trop de
? à son goût ? mauvaises habitudes qu'il se chargeait d'extirper ; un peu de
fantaisie, que diable !

C'est tout de même insensé !!! Il y en a combien comme ça dans les bourses aux
équipiers ? Après m'être spécialisé dans la catégorie des dégueulasses, me voilà
à présent à la tête d'un bateau hôpital transportant des grands malades et des
revenants (il est vrai que mon petit séjour à l'hôpital Santa Trinitissima de
Cagliari me rend tout à fait apte à cette fonction). Rétrospectivement, je
frémis à la pensée de m'être retrouvé avec Luc et Bodo dans la dernière étape.
Je suis convaincu qu'ils se seraient entendus comme larrons en foire, malgré la
barrière du langage. J'eus aussi une pensée émue pour les skippers qui ne
peuvent ou ne veulent se passer d'équipiers ou pour ceux qui, avant la traversée
de l'océan, ont le malheur d'embarquer un Luc ou un Bodo. Est-on bien sûr que
tous les équipiers embarqués aux Canaries ont atteint les Caraïbes ?

J'aurais pu vous raconter ses essais, après une brillante démonstration
théorique, de faire reculer l'Amphitrite, à l'abri des digues qui marquent
l'entrée du canal de Corinthe. Il nous a bouffé un tas de litres de gazole à
accomplir des allers et retours qui devaient nécessairement confirmer ce qu'il
pensait, à savoir que, si l'on fait comme ça, comme ça et comme ça, l'Amphitrite
reculerait tout droit ; inéluctablement, le bateau bifurquait sur bâbord (pas
d'hélice oblige). Là où je ne riais plus et me suis même fâché tout rouge, c'est
quand il se mit à reculer à fond vers le môle et passait l'inverseur tout neuf
en marche avant au dernier moment.  Imprévisible Bodo ! Vous l'avez compris : il
commençait, lentement mais sûrement, à me taper sur le système.

Pourtant, j'étais assez tranquille, car je m'aperçus qu'il freinait l'ardeur de
Karl et d'Emma à acheter de quoi manger, ce qui fait que vers la fin les
portions perdirent en volume et en consistance. Comme on mangeait le soir au
resto, cela ne me gênait aucunement. Les mêmes causes produisant les mêmes
effets, je me dis que Bodo débarquerait à Athènes à peu près dans les mêmes
conditions que Luc quitta le bateau à Catane.

À Corinthe, la marina ne me disait rien qui vaille ; c'est un peu le foutoir et,
pour nous mettre sur le môle, je craignais le pire ; d'ailleurs, le plan du
guide était simpliste et ancien. J'optai donc pour le quai du port de commerce,
où un ketch néo-zélandais avait déjà élu domicile ? et ça, c'est une référence.
Manoeuvre facile : on se met juste derrière lui. Deux mots au Néo-Zélandais, qui
nous dit que la police et la capitainerie l'avaient laissé tranquille et que les
cargos accostant au nord du port agitaient un peu l'eau, mais que c'était
supportable. J'ai grand bien fait, car, me baladant dans la marina, je
rencontrai des Français sur un  Bavaria 42, je crois (où est le patriotisme
d'antan ?), qui me dirent avoir énormément galéré pour s'approcher du môle et
s'y amarrer. Avec le vent qui soufflait, ils ont plusieurs fois failli cabosser
leur bateau, pourtant donné pour maniable.

Quant au canal du même nom, le plus cher du monde (pour un 13 m = 182 ?, soit,
pour une longueur de 3,4 MN, environ 53,50 ?/MN), une fois digérée la dépense,
ça vaut le coup et c'est grandiose. Et dire que ce sont des Français (encore eux
!) qui ont démarré les travaux. Malheureusement, ni à Panama, ni à Suez, ni à
Corinthe, ni au pont de Rion, on ne nous fait une petite ristourne reconnaissante.

http://www.corinthcanal.com/en_index.php

D'abord, on vous fait attendre (souvenez-vous, c'est là que Bodo a martyrisé mon
inverseur) que le cargo annoncé se pointe, car lui paie beaucoup plus cher et,
de plus, il doit prendre un pilote. Ensuite, nous entrons et nous plaçons à la
queue leuleu, nous calant sur la vitesse du cargo, généralement autour de 4 nds.
Au-dessus de vous s'agitent des personnages minuscules à partir des différent
ponts qui emjambent le canal. La caisse est à l'est, à Isthmia. Un papier à
remplir, une CB et le tour est joué. Attention toutefois au quai, assez haut
pour un bateau de plaisance, sur lequel j'ai failli m'étaler !

Le Pirée, c'est pas le pied. C'est bourré de marinas dont l'accès est
extrêmement problématique, vu que les Athéniens les occupent toute l'année de
manière passablement anarchique. Commençant par Zea et Mounikhias, nous fûmes
virés de 4 ou 5 marinas, parce qu'il faut réserver au moins 48 heures avant de
pointer le bout de son étrave et, de toute façon, dans certaines d'entre elles,
il n'y a jamais de place ou il n'y a de la place que pour des superyachts de
croisière. Le guide de ce cher Rod Heikell, datant de 2002, n'est plus du tout à
jour, même en y intégrant les mises à jours sur Internet ; la carte électronique
et la carte papier en ma possession pas davantage. En réalité, la situation a
évolué considérablement en 2004, année des Jeux olympiques, où il a fallu
construire une marina dédiée à l'événement tant attendu. En même temps ou dans
la foulée, on a restructuré totalement la baie de Faliron pratiquement jusqu'à
Kalamaki et créé des zones de parcage des bateaux plus que de véritables
marinas. Et on ne peut pas dire que vous y êtes accueillis avec le sourire...

Pas grave ; je dois juste déposer mes équipiers. Petit problème : leur avion ne
part que le lendemain. Alors, à force d'acharnement, nous finissons par trouver
un bout de ponton dans la marina olympique. Je ne suis pas bien rassuré, me
disant qu'un cerbère allait se pointer et nous virer. Eh bien non. En parcourant
les pontons, je finis par trouver un aimable Grec qui m'envoie voir Mikos. Ledit
Mikos occupe habituellement ce bout de ponton, mais il est à gratter la coque de
son bateau et il me dit que nous pouvons rester là deux jours, le temps qu'il en
termine. Le nec plus ultra : la marina olympique (ou marina de Tsisifion) est
proche d'une station de tramway (le tramway a été construit en vue des Jeux) et,
au bout de la ligne, il y a le coeur d'Athènes, dont nous profiterons largement.


Cinquième épisode : d'Athènes à Kos .

Un pont en teck, même en vieux teck de Birmanie, on n'aime pas forcément. Moi,
j'aime plutôt, surtout que c'est un plaisir, chaque fois renouvelé, de remplacer
ces foutus joints abîmés par le soleil et la mer. Voilà mes petits travaux
d'extérieur.

On pourrait penser que le pire moment est le déscotchage, cette opération qui
consiste à ôter les protections placées de chaque côté du joint, abominablement
tartouillées de sika noir ébène. C'est vrai que, si, à ce moment précis, une
petite brise balaie le pont, ces affreux vermisseaux noirs viendront
inexorablement s'enrouler autour de votre bras et vous zébrer les jambes ; si
bien qu'ensuite vous devrez vous frotter l'épiderme rageusement pendant deux
heures pour vous rendre à nouveau présentable.

Admettons que cette dernière opération ne se soit pas trop mal déroulée ;
content de vous, vous goûtez un repos bien mérité. C'est alors qu'un appel de
l'extérieur vous fait sursauter : « Hé, Mindelo ! » Encore sommeillant, vous
commencez par vous casser la tête sur la tirette en plexi, que vous aviez eu la
bonne idée de fermer ; puis, groggy, mais toujours en action, vous trottinez et
allez mettre vos pieds sur les joints fraîchement siliconés. Résultat, vous
repassez votre après-midi à tout gratter, frotter, nettoyer.  Dans la foulée,
vous retouchez au pistolet (le mien est un pistolet à boudin, parce qu'en
Turquie on utilise plutôt des boudins que des cartouches) et l'immonde objet,
acheté chez un quincailler turc pour une somme fort modique, se bloque et
explose sans crier gare. C'est ça aussi la plaisance ! Non mais, des fois qu'il
y en ait encore quelques-uns qui pensent que ça se résume à tirer mollement sur
des bouts de ficelle et à se bronzer le poitrail au soleil...


20-21 juin 2007, marina olympique d'Athènes. Dernier acte de la comédie
dramatique de Shakespeare en trois tableaux.

Premier tableau : Mon premier souci fut de remplir les réservoirs d'eau, car,
dans les Cyclades, il n'est pas facile de trouver de l'eau et, quand on en
trouve, elle est vendue au prix de l'or en barre. S'il est impossible de faire
le plein ici, nous irons dans la marina de Kalamaki. Que non, que non, me
répondit Bodo. Nous économiserons l'eau et ne prendrons plus qu'une douche de
temps en temps, voilà tout. Surprise, car je savais que notre homme utilisait la
douche avec une certaine volubilité. Pas question, la chaleur est torride ; je
veux remplir mes cuves qui ne doivent pas être loin du vide sidéral. Ce fut
notre premier sujet de discussion après le départ d'Emma et de Karl.

Deuxième tableau : Il fallait aller acheter de l'eau minérale, dont le stock,
non renouvelé sur l'insistance de Bodo, était épuisé. Il n'est pas nécessaire
d'acheter de l'eau minérale, décréta-t-il. Devant mon visage interrogateur, il
expliqua qu'on pouvait fort bien boire l'eau des cuves. La logique de Bodo me
laissa pantois... Par ailleurs, je n'ai jamais été chaud à l'idée de boire de
l'eau des réservoirs, car on n'est jamais certain que ce qu'on a chargé et
stocké est consommable. Il balaya ce second argument d'un revers de manche en
disant qu'il la ferait bouillir. Comme ça, c'est moi qui paierais le gaz... Il a
de la ressource, ce Bodo. Je comprends qu'après son aller au Ciel il soit
retombé sur terre. Il a dû s'installer à la place de Dieu le Père, commencé à
énoncer de nouveaux principes, remanié les dix commandements, bref leur foutre
un bazar inimaginable !

Je partis visiter Athènes, seul ; j'avais besoin de tranquillité. Vous me direz,
Athènes, la ville plus bruyante et la plus polluée d'Europe, pour le zen c'est
pas rêvé. Malgré tout, cette longue marche (Mao) à travers le glorieux passé de
la Gréce me changea les idées, si ce n'était cette escalope que la cuisson avait
réduite à l'état de hamburger, et qu'on avait copieusement arosée d'une sauce
dont les britiches ont livré le secret aux Grecs.

Troisième tableau : Le lendemain, dès potron-minet, Bodo, sans rien dire, fila à
l'avitaillement ... au Lidl du secteur (Pardon à ceux qui se fournissent chez
cet aimable hard-discounter germanique). Il acheta, en grosse quantité, les
spaghettis les moins chers et les plus imbouffables ? ceux qu'on réserve
d'habitude aux soupes populaires athéniennes ?, des légumes et des fruits dont
les couleurs étaient passées de mode, de la charcuterie d'un rouge rosé qui
trahissait la présence d'un cocktail de colorants chimiques des plus sournois et
surtout deux grosses boites de corned-beef ? ce truc innommable que consommaient
les soldats américains pendant la guerre ?, dont il espérait me faire partager
les saveurs. Là, nous étions arrivés au stade de la provocation, car il était
entendu que nous ferions les courses ensemble.

Rien à faire. On n'amenderait pas Bodo, qui me dit, pour sa défense, qu'il avait
dépassé son budget du fait que les autres voulaient manger au restaurant le
soir. Étrange ! Je me souviens qu'il plastronnait quand il y allait et n'avait
dit, à aucun moment, qu'il serait préférable pour lui de rester manger au
bateau. Peut-être auraient-ils compris...

En fait, Bodo, qui n'était pas aussi spontané qu'il pouvait le donner à penser,
partait d'un raisonnement extrêmement simple : il m'était ? pensait-il ? devenu
précieux ; donc, je pouvais bien le financer. Raisonnement vicié, dont il allait
faire les frais. Sa connaissance primitive de l'univers nautique était la
suivante : j'avais un bateau ; donc j'étais riche. Lui avait une résidence
secondaire en France sans doute beaucoup plus chère que mon bateau (quand on
connaît les prix de l'immobilier en Alsace !), qu'il rentabilisait en louant des
chambres d'hôte ; mais, dans sa logique allemande, le bateau était un élément de
prestige qui traduisait une grande aisance financière. J'ai tenté de lui
expliquer que ce voilier représentait, pour ma femme et pour moi, une charge
importante, que son entretien exigeait de nous des sacrifices et qu'il m'était
impossible de jouer les généreux en permanence.

Pour terminer, il crut avoir l'idée du siècle : écoute, je mange mes produits
hard-discountés et tu manges ce que tu achètes ; en clair, nous aurions deux
cantines, dont l'une fournirait sans doute abondamment l'autre. La rupture était
consommée ; ces discussions sans fond m'épuisaient ; j'avais hâte de retrouver
une sérénité troublée par les deux phénomènes impayables que j'avais eus à bord
l'un après l'autre, Luc et Bodo. Je partis sur le champ, énervé, décidé à me
ressourcer du côté des Cyclades. Évidemment, je larguai les amarres dans la
précipation, à l'improvisade, sans avoir réellement réfléchi à la manoeuvre, et,
le vent se mettant de la partie, je dus faire du marche avant/marche arrière
dans un espace réduit, avant d'arriver à m'extirper du fin fond de la marina.

La veille au soir, j'avais réussi à régler le problème de l'eau. Ce ne fut point
simple, vu mes connaissances rudimentaires du grec. Et surtout, il n'y avait
personne en face.


Alors là, c'est stupéfiant ! On nous a annoncé un gros coup de vent
(souvenez-vous, j'ai dû vous inscrire ça quelque part). J'ai mis en route
l'anémomètre que, tout en vous contant mes histoires, je surveille du coin de
l'oeil. Il passe de 5 à 35 nds en une seconde ? même une Ferrari n'arrive pas à
faire ça ? et, dehors, ça piaule dans les haubans. Le bateau se cabre, un coup à
tribord, un coup à bâbord, car le plan d'eau est agité comme une marmite
milanaise. Comme si ça ne suffisait, il repleut, mais carrément à l'horizontale
et, quand on met le nez dehors, c'est l'asphyxie ; on en prend par tous les
trous. Malgré cela, j'atteins la pendille : elle est tendue à mort, non
seulement elle, mais le second bout que j'ai frappé sur la chaîne fille.
Résultat, le bateau s'approche du quai et se balade entre ses amarres, pourtant
bien raidies et reliées à des ressort en inox supercostauds qui doivent bien
peser chacun 3 kg. À 45 nds de vent, je suis à un mètre du quai, parfois moins
dans les rafales suprêmes.

Le superbe Trintella 48 anglais à côté de moi est carrément contre le ponton et
sa passerelle embrasse le placard électrique. Une rafale de gros pare-battage
vient garnir sa poupe et il finit par mettre son moteur en route jusqu'à ce
qu'une paire de gros bras de la marina (ce qui, en bonne logique mathématique,
fait quatre bras) arrive pour l'aider à souquer sa pendille au winch.

Je me dis que, pour le p'tit resto du soir, je risquais de faire tintin et,
comme je rejoins bientôt mes pénates, il n'y avait plus grand'chose manger dans
le frigo de bord. Bah non, une heure après, je notais 2,8 nds. Ah, cette
Méditerranée, elle a une manière de vous saisir ! Bon, avant de partir, je vais
devoir me reprendre d'un mètre sur la pendille, parce que, si ces coups de
grisou atteignent un jour les 60 nds, il y a de fortes chances pour que la
double pendille s'étire encore. Prudence est mère de tous les vices ... pardon,
mère de sûreté.  En soirée, le vent du sud tourne à l'WNW : v'là le meltem, et
ceux qui regardaient d'un oeil goguenard les malheureux qui avaient la malchance
d'avoir leur étrave pointée vers le sud se virent, à leur tour, précipités sur
les pontons et passèrent la nuit à veiller, la casquette vissée sur le crâne (il
n'y avait pas d'autre manière de la tenir), la lampe-torche à portée de main,
l'oeil glauque.

Il est vrai que ce coup de vent puissant est celui qui a envoyé au fond ou à
l'échouage je ne sais combien de bateaux en mer Baltique et en mer Noire début
novembre 2007.

Le petit resto du port. Quand j'arrive, il n'y a pas foule. Je choisis ma place
pour avoir une vue panoramique sur la marina, car le vent, qui n'a pas encore
tourné, a encore des sautes d'humeur. À côté de moi, des vrais têtes de turcs,
basanés, cheveux épais noirs taillés à la scie sauteuse, faciès mongol (je vous
rappelle que les Turcs et les Mongols ont croisé leurs destinées jadis) ; de
vrais Turcs, comme on en voit dans les fims de James Bond quand il est à
l'oeuvre du côté d'Istanbul, mais en beaucoup plus sympa.

J'essaie de m'entendre avec le serveur sur le menu, ce qui ? vu son anglais où
« meat », « bread », « water » ou « cheese » renvoient à des réalités assez
floues (je n'ose parler des verbes) ? est une opération fort délicate. Bon, je
n'ai pas vraiment le temps d'approfondir et de sortir mon dictionnaire de
turkos, les arbres devant le restaurant sont de nouveau agités de convulsions
inquiétantes ; ça se termine par un plat de viande d'agneau, légumes variés et
salade, agrémentés de sauces sympathiques. Et le pain, exquis, ressemblant à de
la fougasse, qu'on commence par dévorer avant que le reste n'arrive. Le vin, il
vaut mieux renoncer : il est autant taxé que l'essence en France.


Retour à la marina olympique d'Athènes pour quelques explications. Avant sa
construction terminée en 2004, 4 clubs nautiques se partageaient les pontons de
la vieille marina. Depuis, ils n'ont pas réussi à définir ensemble le mode de
gestion de la nouvelle structure et la quote-part de chacun. Alors, on négocie
et on s'engueule, mais rien n'avance : la marina n'est officiellement pas gérée
et est donc gratuite pour ses occupants. Une aubaine ! Pour l'eau, on en obtient
les lundi, mercredi et vendredi vers 17 heures. Le reste du temps, il y a ni eau
ni électricité.

Le Cap Sounion, c'est la pointe de l'Attique (en gros la péninsule athénienne).
C'est aussi le point de départ vers les Cyclades, car, tant qu'on reste sous la
protection de la côte, le meltem ne soulève pas de vagues ; au-delà du cap
Sounion, on est exposé à une houle dure et confuse venant du nord-est. À vrai
dire, je ne m'en faisais pas trop : par meltem, je serais au portant et, ayant
passé pas mal de temps à croiser dans des eaux plutôt mal famées (cap Béar, cap
Creus, Camargue, Minorque, Bouches de Bonifacio), je me dis que le meltem ne
pouvait être pire. Toutefois, par précaution et parce que je savais que ce vent,
provoqué par un différentiel de pression assez spectaculaire entre les hauts
plateaux anatoliens et la mer Égée, déboulait généralement au début de l'été, je
restais dans l'anse de Sounion 24 heures à écouter religieusement tout ce que je
pouvais capter en matière de bulletins météo à la VHF, à la BLU et au navtex. Et
puis, l'eau était si chaude et les baignades si agréables !

Dans l'ormos Sounio, il y a un grand hôtel devant lequel se trouvent les
meilleures places de mouillage, mais aussi une grande promiscuité avec les
charters grecs, empilés les uns sur les autres, qui déboulent du Pirée. On peut
s'en éloigner, tout en étant fort bien protégé des vents dominants. J'étais
ancré au NNW du temple de Poséidon (dieu de la mer et protecteur des marins) et
je prenais juste une petite houlette de SE qui disparut en soirée. Autrement,
c'est un fond de sable dur de bonne tenue avec, à certains endroits, un tapis
d'herbes. Je pense qu'avec des apparaux de mouillage suffisants en longueur,
qualité et poids et en se postant tout au nord de l'anse il doit être possible
de résister à un fort meltem.

La météo grecque annonce depuis plusieurs jours du NW, mais c'est soit un léger
vent du sud qui m'accueille en mer Égée, soit rien du tout. Il est vrai que la
période durant laquelle j'ai traversé les Cyclades était une période de
canicule, ressentie dans l'Europe entière. Alors j'allai mon chemin : du cap
Sounio à l'île de Kithnos ; de l'île de Kithnos à Naoussa sur l'île de Paros ;
de Naoussa à Naxos ; de Naxos à Amorgos ; d'Amorgos à Astipalaia ; d'Astipalaia
à Kos (186 MN).
(N.B. Astipalaia et Kos n'appartiennent pas aux Cyclades, mais à l'archipel du
Dodécanèse dont la capitale est Rhodes.)

Je fis volontairement l'impasse sur Mikonos et Santorin, hauts-lieux des
Cyclades, qui n'étaient pas sur ma route et ne me procuraient pas de mouillages
confortables, car, en solo, il ne faut pas se compliquer l'existence avec des
manoeuvres intempestives. Le propre du solitaire est d'apprendre à voir venir :
le vent, la mer, les mouillages. C'est aussi de programmer dans le temps tout ce
qui normalement accompli par plusieurs personnes : écoute des bulletins météo,
étude des cartes, préparation de la journée de navigation (appareils, alarmes,
vêtements, bouts utiles, nourriture et boissons, rangement, etc.), mise en place
de la voile d'artimon, mise en route du moteur, relevage de l'ancre, sortie de
l'anse, passage sous pilote, fixation de l'ancre sur le davier, mise en ordre de
la baille de mouillage, mise en place des autres voiles et avanti ! À l'arrivée,
la même chose, mais à l'envers. S'il y a 25 nds de vent, il faut bien entendu
s'adapter et agir en conséquence. Il faut aussi être capable de prévoir
l'imprévisible ; en tout cas, réfléchir à la conduite à tenir si une pièce
d'accastillage vient à casser, si le bateau se remplit d'eau, si le moteur
chauffe, si ... si ... si ... Le capitaine et l'équipage vivant dans la même
peau, il arrive que l'un (celui qui donne les ordres, en général) engueule le
second (qui exécute lesdits ordres). « Mais quel con ! Tu vois pas que le bateau
dérive du côté des rochers ? » En règle générale, comme ça se passe en circuit
fermé, l'équipage réagit vite et prend note pour une prochaine fois. Tout cela
occupe bien l'esprit ; mais la sensation de liberté est si grande qu'on accepte
facilement ces contingences. Bien entendu, il ne faut pas absolument avoir
besoin de parler à quelqu'un, sous peine de dépérir. Moi, j'aime lire, écrire,
écouter de la musique, naviguer, rêver, parfois simplement me reposer ... un
oeil veillant cependant, car il y a du monde sur la mer Égée !

Donc, les Cyclades ont beaucoup ressemblé à la Sardaigne. J'attendais du mistral
ou du meltem : niente. Voiles et moteur à bas régime, autopilote, contemplation
de paysages fabuleux.

Deux ou trois choses :

À Kithnos, dans l'ormos Ionnis au SE de l'île, je me dis que j'allais tester ma
capacité à ancrer en mettant deux aussières à terre. Je n'avais pas trop
l'habitude de cette manière de mouiller et je me dis qu'il allait bien falloir
m'y coller, vu la profondeur rencontrée dans certains mouillages. Je choisis
évidemment une arrivée par petit vent et une cala peu fréquentée. J'ancrai à
moins de 50 m de la rive et le vent me plaça en position oblique du côté du
rivage. Je descendis l'annexe de ses bossoirs et partis en pagayant avec une
amarre de 50 m que je fixai sur un rocher. Revenu à bord, je souquai ferme, en
remontant également la chaîne d'ancre pour assurer la tension. Pour ce premier
essai, ce n'était pas si mal.

Naoussa, au nord de l'île de Paros, est franchement un très beau port des
Cyclades qui peut offrir quelques places, notamment à l'intérieur d'un môle
relativement récent. Mais, fidèle à mes habitudes, je préférai mouiller par 9 m
de fond dans l'ormos Ay Ionnon, à environ un MN au nord du port. Cette anse est
parfaitement protégée ; il y a même un chantier. Certes, il me fallait descendre
les 18 kg du moteur hors-bord et les fixer sur l'annexe, ce qui est finalement
la manoeuvre la plus périlleuse que j'aie à accomplir, vu la hauteur de poupe de
l'Amphitrite ; mais, avec de la méthode et sans précipitation, la jonction se
fait. Avec un homme à bord, l'annexe déleste et, en 7 mn, j'étais au port.

Amorgos, le Grand bleu... Cette petite crique où les garçons plongent au début
du film ; j'étais juste à côté, dans l'ormos Kalotaritissa, cala assez étroite,
mais sympa et protégée contre tous les vents, où se trouvent pas mal de bateaux
de pêche sur bouées. Il vaut mieux mettre une amarre à terre. En pleine saison,
il doit y avoir du monde...

http://g-wide.net/audeladumonde/photos/main.php?g2_itemId=483

Pendant que je traversais les Cyclades, le baromètre descendait graduellement :
de 1012 hPa à Athènes, il était passé à moins de 1000 à Kos. Chacun sait qu'en
Méditerranée un mouvement barométrique de quelques hPa peut annoncer un bon coup
de vent. Alors, pensez, plus de 12 hPa !!! Pourtant, depuis Athènes, la météo
grecque annonçait imperturbablement du NW 3 à 5, et, dans la réalité, il n'y
avait que du petit vent, aussi souvent à l'est qu'à l'ouest, souvent même
inexistant. Juste, en arrivant sur Astipalaia, j'eus du portant à 15 nds, un
vent chaud qui semblait venir des hauts plateaux ensoleillés.

A Kos, j'allai mouiller au SW, dans l'ormos Kamares (plage de Kefalos). Cadre
pas vraiment extra. Longue plage de graviers ou sable grossier, bordée d'une
file ininterrompue de restaurants pas vraiment gastronomiques. Principal sport
local : le ski nautique, qui se marie fort mal avec la tranquillité des bateaux
au mouillage. Le petit port, qui se trouve à l'ouest de la plage, est encombré -
comme partout en Grèce - de bateaux de pêche et de tourisme. Mais, devant la
plage, les fonds sont de bonne tenue et la protection contre le meltem excellente.

Le soir, mon annexe disparut de la plage, alors que je m'étais longuement ? trop
longtemps - attardé dans une cabine téléphonique (il est vrai qu'en Grèce, avec
une carte à 3 ?, on téléphone une heure et demie). En 25 années de Méditerranée,
ça ne m'etait jamais arrivé ; je n'en conclurai pas qu'il y a davantage de vols
en Grèce qu'ailleurs ; disons qu'elle était au mauvais endroit au mauvais
moment. Je mis des Allemands à contribution pour la rechercher en annexe.
Introuvable ! Une annexe de 3,10 m. Le lendemain, j'eus beau explorer la côte
sous le vent. Elle s'était purement et simplement volatilisée. Je me consolai en
me disant que cette annexe à fond rigide en V était lourde et impliable et
qu'elle encombrait le pont hors saison, mais me souvins tout de même de
l'incident annonçant sa disparition... Tharros, à 1200 MN de Kos.

Le dernier épisode « De Kos à Finike » est sans nul doute le plus palpitant.
Oublié Luc et ses pilules multicolores ; oublié Cagliari et son hôpital ; oublié
le ciel gris et pisseux de Sicile ; oublié Catane et sa misère ; oublié Bodo le
Revenant. Non, ce qui suit m'a laissé des images inaltérables.


Sixième épisode : De Kos à Finike

Contrairement aux autres épisodes, c'est un épisode de pure navigation ? et
quelle navigation !

Nous étions le 30 juin. Ma femme et mon fils débarquaient à l'aéroport d'Antalyà
le 8 juillet ; il me restait à parcourir environ 175 MN. Pas vraiment inquiétant
après les 222 MN de l'étape de pleine mer Cagliari-Cefalù, effectuée en quasi
solo au pas de course. Mais je devais aussi accomplir les formalités, prévoir
les réparations, acheter une annexe, trouver une voiture pour aller à
l'aéroport, et, ne pouvant plus entrer en contact avec les voileux de Finike
(j'apprendrai plus tard qu'ils avaient tous pris la mer), je me dis qu'il valait
mieux y être au plus tôt pour tout organiser et prendre mes marques, dans un
pays où je n'avais encore jamais mis les pieds.

Les bulletins météo grecs annoncent toujours du NW ; mais, cette fois,
contrairement aux jours précédents, le vent était bien là : 15 à 20 nds.
Mindelo, bien retenu par sa nouvelle ancre, réceptionnée en Sardaigne juste
avant mon départ, une bonne longueur de chaîne et deux amortisseurs, bougeait à
peine.

Bon, me dis-je, si avec un voilier océanique tu restes caché quand il souffle un
vent portant de 20 nds ? mettons même 30 ou 35 avec les effets de côte -, tu vas
finir ton voyage au moteur. Pourtant, je ressentais un peu d'appréhension ; pas
la grosse trouille qui serre les boyaux, juste une petite inquiétude, procédant
du raisonnement suivant : jusqu'ici, le meltem a été aux abonnés absents ; je
sais que sa saison de chauffe est l'été, notamment juillet et août ; je sais,
d'autre part, qu'une extrême chaleur a sévi sur le bassin méditerranéen durant
une semaine et que le baromètre est en chute libre ; donc il y a de forts
risques qu'il débarque sous peu ; toutefois, il souffle rarement au-delà de
force 7 ; l'inconnue sur ce parcours semé d'îles et proche d'une côte
montagneuse est l'effet de tuyère.

J'étudiai la carte et vis que, sortant de Kos, je devais parcourir environ 45 MN
pour gagner Symi, sous la protection partielle de l'île de Kos et, après 20 MN,
de la côte turque ; comme toutes les informations que j'avais rassemblées dans
mon ordinateur m'indiquaient que le pire dans un coup de meltem n'est pas
vraiment le vent mais la dureté de la mer et que la mer viendrait par 3/4
arrière, ça devrait aller. Je me suis fait surprendre l'an passé par un vilain
9, débarqué plus tôt que prévu, dans l'île de Santa Maria à la sortie est des
Bouches ce Bonifacio (la femme de mon copain allemand, qui avait loué un
Bavaria, voulait, malgré mes objections, absolument retourner sur cette foutue
île, au souvenir impérissable ; elle n'a pas été déçue !). Tout ça pour dire que
nous avons dû tracer rapidos vers le sud, sous les rafales spectaculaires de
cette côte exposée au mistral et, avec un tout petit tiers de génois, les 13
tonnes de l'Amphitrite furent emmenées à plus de 8 nds. Deux petites différences
toutefois : mon génois à enrouleur est à présent dans la soute avec une
déchirure et je suis seul à bord.

Départ vers midi, le temps d'écouter et de lire les BM que j'ai pu capter, de
tout préparer et d'humer l'air. Ce jour-là, je devais avoir le nez bouché...

Route sous génois lourd et artimon : vent autour de 20 nds. Mer agitée, sans
plus. En fait, ce fut une belle trace de Kos au cap de la presqu'île turque de
Datça. C'est alors que je sentis que le vent fraîchissait. D'abord, je restais ?
autant que faire se pouvait - sous le vent de la côte turque, pensant voyager
bien à l'abri. Mais le meltem est un vent extrêmement turbulent ; depuis les
Dardanelles, il débouche en force sur la mer Égée et, rencontrant rapidement pas
mal d'îles et de presqu'îles, il va de plus en plus vite et lève une mer croisée
dont les vagues, courtes et nerveuses, s'entrechoquent et viennent claquer
contre la coque. Jamais je n'avais rencontré une telle nervosité de la mer dans
un coup de mistral ou de tramontane.

Le long de la côte turque, j'en prenais finalement au moins autant que sans
protection côtière, surtout qu'après avoir doublé les premier caps et jusqu'au
cap Ince (Ince burun) je me trouvais au large de la grande baie de Palamut et de
Hayitbükü. Le vent passait par les multiples fractures des hautes collines de la
presqu'île, me tombait dessus selon des angles extrêmement variés, rendant la
navigation assez inconfortable. J'affalai l'artimon, qui n'aimait pas du tout
ces rafales en tir croisé et qui, pour me le faire bien comprendre, obligeait le
pilote à corriger en permanence une tendance au lof renforcée par le train de
vagues arrivant sur bâbord arrière. Dans ce cockpit central bien protégé par une
capote, où mistral et tramontane n'avaient réussi à envoyer que quelques
embruns, le meltem en prenait à son aise et m'aspergeait généreusement et
sournoisement, en variant les angles.

Après avoir doublé le cap Ince, qui marque l'entrée de l'immense golfe de Datça,
je n'étais plus très loin de Symi. De loin, je vis que les gülets (les goélettes
turques) longeaient la côte et passaient entre l'île de Nimos et Symi. Mon plan
de marche originel prévoyait de doubler Nimos par le nord et de me rabattre
ensuite dans le golfe de Symi ; mais je me dis que je passerais bien là où
passent des bateaux de 25 ou 30 m et me trouverais immédiatement à l'abri. La
carte m'indiquait d'ailleurs une profondeur suffisante dans le passage.

Ce fut une erreur.

Sous l'effet du vent qui atteignait à présent 45 nds dans les rafales (j'étais
en plein dans la tuyère), la mer devenait dure. Jusqu'ici, je notais des creux
de 1,5 à 2 m ; après Ince burun, je m'enfonçais dans des creux très creux, qui
devaient flirter avec les 3 m. À 2 MN du passage, je mis le moteur en route,
affalai et ferlai le génois sur les filières. Un bon exercice, qu'on ne pratique
plus depuis longtemps sur nos croiseurs dotés d'un enrouleur de génois. En fait,
je m'aperçus que, même seul, même par un vent moyen de 35 nds, c'était beaucoup
moins fastidieux que d'enrouler un génois. J'avais repris l'écoute en partie,
m'étais assis sur le pont et, en relâchant progressivement la drisse, je pus
rentrer sans difficulté la toile dans les filières. La manoeuvre ne prit pas
deux minutes.

Tout à coup, j'entendis mon pilote émettre un bip-bip caractéristique annonçant
que, pour lui, le temps du repos était venu. Je me dis qu 'un pilote automatique
ne serait jamais aussi bon qu'un timonier et que mon tout nouveau Simrad, doté
pourtant d'un calculateur capable d'envoyer un spoutnik sur Mars et d'un vérin
de camion-benne, n'arrivait plus à corriger les coups de boutoir de la mer. Je
pris la barre et constatai immédiatement qu'il y avait une résistance
inhabituelle, même en tenant compte du mauvais temps. Elle était même quasiment
bloquée sur tribord. Moteur au ralenti, descente en catastrophe dans la cale :
je vis que la drosse qui amène le quadrant de barre sur tribord était sortie de
la gorge de la poulie de renvoi vertical/horizontal et qu'elle était coincée et
pratiquement écrasée dans le moyeu de ladite poulie.

Ouhlala. Je suis à un nautique des premiers rochers, vers lesquels le vent et la
mer me poussent, et je ne puis plus aller sur bâbord. Entretien rapide entre le
capitaine et le matelot (mettons qu'ils avaient 5 secondes pour prendre la bonne
décision) et la grande pince coupante est mise à contribution. Une chance :
comme elle sentait la rouille, je l'avais sortie du bateau deux ans auparavant
et l'avais fait démonter, vérifier, affûter et graisser dans un atelier de
mécanique. Clac ! La drosse ne fit ni une ni deux.

J'ai bien une barre franche de secours, mais, compte tenu de l'impact des vagues
sur le gouvernail, je serais certainement arrivé à me casser un bras ou une
jambe en la maniant. Alors, le pilote reprit du service, sans nouvelle plainte,
et j'observais avec satisfaction et soulagement la trace de la gulet qui
embouquait le passage. Tout va bien...

Enfin, tout allait bien jusqu'à ce que mon moteur tout neuf, choyé comme le bébé
qui vient de naître depuis la Sardaigne (si ce n'étaient les idioties
manoeuvrières du sieur Bodo), s'arrêta. Là, je me dis que quelqu'un m'en voulait
particulièrement et me soulageais en jurant des choses inavouables.

Bon, inutile d'aller prendre le pouls du moteur : dans 9 cas sur 10, un moteur
qui pile net est un moteur qui ne reçoit plus de gazole. Le temps de purger le
circuit, j'aurais dérivé jusque dans la caillasse. Nouvelle concertation entre
le capitaine et le matelot. Il en ressort que le génois doit être remis au
boulot, vaille que vaille, car, sur une mer comme celle-là, le désendrailler, le
ranger, endrailler le tourmentin, changer les écoutes en moins de dix minutes,
ça n'était pas concevable. Et puis, il fallait faire vite, avant que Mindelo se
retrouve en travers des vagues. Je hissai le génois aussi vite que je pus, y
laissant pas mal de calories ; mais, dès les premiers mètres, le bateau retrouva
une motricité et le pilote se remit à travailler normalement. Le plus dur fut de
l'étarquer sous l'emprise du vent.

Je préviens tout de suite la question que je sens venir : pourquoi pas la grand
voile arisée ? Pour plusieurs raisons : 1. La GV étant sous taud, la manoeuvre
aurait été plus longue, et le facteur temps est un élément déterminant quand on
dérive au vent d'une côte inhospitalière. 2. La capote de cockpit occupe une
grande partie de l'espace sous la bôme ; elle aurait dû être plusieurs fois
contournée et j'aurais travaillé dans des conditions très désagréables, risquant
même de me faire mal. 3. Dans du portant, je préfère le génois à la GV, et je
savais qu'après Nimos je retrouverai un vent proche du vent arrière. La seule
chose qui pouvait m'inquiéter était le surtoilage du bateau. 45 m2 pour un vent
de 35 nds atteignant régulièrement les 45 nds, c'était beaucoup trop, même avec
un génois lourd. Points positifs : la toile n'avait pratiquement jamais servi et
semblait être très costaud(e) ; par ailleurs, en cas de casse de l'étai
largable, l'étai d'enrouleur serait toujours en place pour tenir le mât.

À présent, plus question de me glisser dans le chenal derrière une gület. On
reprend le large vent de travers, afin de contourner Nimos par le nord. En
laissant fasseyer le génois, je dépassais régulièrement les 9 nds et la côte
désertique de Nimos défilait rapidement sur mon tribord.

D'accord, mais après, demanda le matelot ? Après, on s'adapte, répondit le
capitaine. Sage réponse... Passé le cap au nord de Nimos, je changeai de bord.
J'avais des craintes, compte tenu du volume du génois et de la force du vent ;
mais ça se passa plutôt bien. Maintenant, j'avais de l'eau à courir. Oui, mais
dans quelle direction. En empannant, j'avais renoncé à la grande baie d'Hisarönü
et au golfe de Ye?ilova. La baie de Symi et la côte sous le vent me paraissaient
inaccessibles avec un génois quasi au près. Il me restait deux options : faire
cap sur le cap Kara (Karaburun) à l'extrêmité de la seconde péninsule turque et
rechercher un mouillage à l'abri de la côte ; continuer vers Rhodes ou rester en
mer et attendre que le coup de vent se calme. L'essentiel était de sortir de la
tuyère.

Je choisis la première option pour deux raisons : la première était que, vu la
mauvaise fiabilité des prévisions météo, je ne pouvais savoir si ce coup de vent
ne dégénérerait pas en véritable tempête ;   la seconde était que, si ça ne
marchait pas, je pourrais toujours regagner le large. À l'ouvert du golfe de
Symi, le vent redoubla de vigueur : 40 à 45 nds, rafales à 55 (j'ai plusieurs
fois contrôlé dans les ports les valeurs de mon anémomètre ; elles sont justes ;
par ailleurs, j'ai à bord un anémo à main). La mer fumait le long de l'île. Le
vent, après avoir franchi les hautes collines de Symi, dévalait en accélérant le
dénivelé de plus de 600 m et tombait presque à angle droit dans la mer qu'il
vaporisait littéralement en formant des colonnes impressionnantes. Encore jamais
vu ça ! Je me dis que j'ai bien fait d'oublier Symi, car, sur cette côte
orientale, les rafales catabatiques doivent dépasser les 60 nds.

8 nds, 9 nds, 9 nds 1/2, 10 nds, 10 nds 1/2, 11 nds, 11 nds 1/2 (mesure GPS). Je
n'en revenais pas ! Surtout, contrairement à mon ancien voilier (un 31 pieds)
qui, au-delà de 8 nds/8 nds 1/2, devenait parkinsonien, sur l'Amphitrite, je ne
sentais pas le moindre tremblement. Une stabilité parfaite. La quille longue,
sans doute, et le gabarit de l'accastillage. Quant au génois lourd, il ne
donnait aucun signe de faiblesse - contrairement aux écoutes (achetées l'année
passée) qui sortiront de cet épisode dépenaillées ? et le voilier, à qui je le
confierais pour vérification dès mon arrivée à Finike, me demanda pourquoi je le
lui avais donné. Pour les écoutes, la prochaine fois, je prendrai un plus gros
diamètre.

L'autopilote (un AP26 avec gyrocompas de chez Simrad) mérite également des
compliments. Les algorythmes qu'il emmagasine lui permettent d'anticiper, dès
lors que la mer est régulière, et d'agir avec une promptitude remarquable en cas
d'avatar. Cher mais excellent. Plus rien à voir avec les anciens Autohelm.

Après ma traversée record vers la côte turque, j'atteins le cap Karaburun, bas
sur l'eau, situé à l'extrémité d'une bande de terre basse. C'est maintenant
qu'il va falloir tout préparer, car je ne suis qu'à 2,5 MN de Bozuk bükü ou
Bozukkale, où j'envisage de jeter l'ancre. Dans moins d'une heure, la nuit
tomberait.

Je longe le plus possible la côte, mes yeux allant du dessin côtier au lecteur
de cartes portable que j'ai en main, et finis par atteindre l'ouvert de la cala.
La manoeuvre consiste à me rapprocher de la rive orientale, à mettre le bateau
dans le vent, à mettre le pied sur le down du guindeau tout en ramassant le
génois et ... à attendre en priant que la super ancre dont j'ai doté Mindelo
tienne ses promesses. Eh bien oui ! Coup de rappel impératif de la Rocna
mouillée par 35 m de fond pour 70 m de chaîne ; je prends immédiatement mes
repères : elle ne bougerait plus jusqu'au matin suivant, malgré le vent (tombé à
35/40 nds) dans l'axe de la cala et malgré la houle qui, contournant le cap,
nous prenait par le travers. Sur la notice qui accompagne ma brave ancre
néo-zélandaise est écrit (en substance) : Évitez de reculer brutalement sur
l'ancre, car son enfouissement est rapide et vous risquez d'endommager le davier
et le guindeau. Après de nombreux mouillages, je puis dire : Son enfouissement
est immédiat et ... ça tient !

J'étais content d'être arrivé, car, malgré tout, la journée fut riche en
émotions. Casse-croûte rapide, mais pas question de fermer l'oeil, que j'avais
rivé sur l 'anémomètre et sur mes amers. Un coup d'oeil au moteur, mais j'étais
trop fatigué pour m'y coller dans l'immédiat. Comme j'étais visible de l'anse du
château, j'eus la visite en annexe de plaisanciers, qui me dirent qu'il ne
fallait pas rester là et qu'il valait mieux aller mouiller au fond de la cala.
Mais, comme personne n'était en mesure de tracter 13 t par un vent pareil, je
restai là où j'étais.

En fin de nuit, le meltem faiblit et, au lever du soleil, je pus enfin jouir du
cadre magnifique où je me trouvais. À vrai dire, je n'en eus pas beaucoup le
temps : j'eus rapidement autour de moi des pêcheurs qui me proposaient de me
remorquer ; mais leurs barques équipées de vieux moteurs poussifs et leur
maladresse qui risquait à tout moment de précipiter leurs apparaux de pêche
contre ma coque me firent y renoncer.

Quelques voiliers (sans doute des charters) sortirent de la cala, sans plus se
préoccuper de moi que si j'étais un cormoran. Puis Mustafa, alerté par les
pêcheurs, arriva avec sa longue barque équipée d'un moteur digne de ce nom.
Aussière, mouillage relevé et route vers le ponton du restaurant « The sailor's
house », où je passerais des jours délicieux et reviendrais en août avec ma
famille pour un second séjour. Dans un premier temps, je restai sur bouée ;
puis, comme j'étais dépourvu d'annexe, je me rapprochai du ponton.

La communication avec Mustafa n'était pas simple ; il parle un sabir anglo-turc,
pas toujours facile à pénétrer. Je compris cependant qu'il y avait ici une Belge
qui pourrait m'aider.

Quelques mot sur Bozuk bükü : Tous les yachts peuvent mouiller à Bozukkale
(signifie « château détruit ») en toute sécurité. Il y avait ici dans le passé
un chantier naval. À l?entrée de la baie, on peut encore apercevoir les ruines
des murs de l?ancienne ville de Loryma, sur la rive ouest. Ces murs ont 2.24 m
d?épaisseur et 320 m de longueur et englobent une surface de 274 m². À l?époque
il y avait deux tours aux coins de la citadelle et neuf tours rectangulaires
tout le long. Aujourd?hui seule subsiste une partie de la tour nord. Quatre des
cinq portes se trouvaient au nord. On y trouve deux citernes creusées en partie
dans la roche, des deux côtés des murs. Sur la colline de l?acropole, à l?est du
ponton sous la citadelle, il y a un autre mur, construit avec des pierres
rectangulaires et pluri-angulaires. Une inscription sur les parois d?une grotte
au pied de la colline en bord de mer avertit de ne pas enlever les offrandes
laissées sur ce lieu sacré. Sur certaines cartes, le lieu est dit Aploteka. Le
port est à l?abri des sévères conditions météorologiques et on raconte que
pendant les guerres du Péloponnèse les Athéniens cachèrent ici leurs navires.
Les Commandants d?Athènes utilisèrent aussi ce port pour réunir leur flottille
avant le siège de Knidos en 395 a.C. En 335 a.C. Démétrius, fils d?Antigone, y
réunit également sa flottille. Le Port de Bozukkale fût aussi utilisé pendant
l?époque Romaine et Byzantine ainsi que par les Chevaliers de Rhodes. Sur le
côté sud de la péninsule de Loryma, on trouve quatre ou cinq gros blocs de
pierre amassés les uns sur les autres, qui pourraient être les fondations d?un
autel.
Celle qui est intarissable sur le site de Bozuk bükü s'appelle Danièle,
citoyenne belge qui passe une grande partie de l'année dans ce lieu où elle se
sent bien. Elle a été comme adoptée par la famille de Mustafa, qui gère l'un des
trois restaurants du lieu, et y a même un logement. Pourtant, aucune route ne
mène à Bozuk bükü ; quand on est à pied ou en voiture, il faut aller jusqu'à la
Serçe limani et trouver un bateau qui va à Bozuk bükü. Par contre, c'est une
halte régulière des circuits de charter entre Bodrum et Marmaris et, si la
journée est tranquille, le soir, il est fort rare qu'une des bouées ou une place
sur l'un des pontons demeurent libres. L'eau y est turquoise et invite à la
baignade à chaque instant.
Présente en Turquie depuis 15 ou 20 ans, Danièle parle couramment le turc ; elle
va beaucoup m'aider, car, après avoir désespérément essayé de purger ce foutu
moteur, je dois convenir qu'il doit y avoir autre chose et, comme il est sous
garantie, nous appelons l'agent Lombardini de Marmaris, pas vraiment emballé de
devoir faire un trajet en voiture, à pied et en barque. En fait, je ne le verrai
jamais ; ce que je savais déjà se vérifie : il vaut mieux tomber en panne devant
l'atelier de l'agent ou s'arranger pour venir mouiller devant sa porte...
Je me dis que je devrais pouvoir aller à Marmaris à la voile. Et puis, voilà que
la flotille Sunsail se pointe, avec hôtesse et mécano. Juste avant de partir le
lendemain, sur l'entremise de Danièle, le mécanicien accepte de jeter un coup
d'oeil à mon affaire. Il convient avec moi que c'est le flux de gazole qui a été
interrompu et fait comme j'ai fait : il dévisse et pompe, pompe et repompe. Le
moteur démarre et, au moment où il range ses outils, content d'avoir réglé le
problème, il stoppe. Trois fois il lui fait ça. Là, notre Turc commence à fumer,
cherche une fuite et n'en trouve pas. Je suis convaincu que vous avez tous pensé
que les mouvements de la mer ont désamorcé le plongeur. Que nenni ! Le réservoir
est rigoureusement compartimenté et il restait suffisamment de carburant pour
nourrir le tuyau d'aspiration plongeant bien au fond. Vous vous dites que j'ai
dû chargé du gazole pas très net. Bah non ! Le gazole de Catane était plus
propre que le port.
Notre Turc finit par extraire de la conduite un petit morceau intempestif de
silicone. Quésaco ? Contrôle du réservoir, compréhension immédiate : le cadre de
la trappe de visite, sur laquelle est vissée un couvercle, est fixé par une
vingtaine de vis et par du silicone ; le brave ouvrier qui (je suppose) refit un
jour l'étanchéité du cadre a laissé baver la colle vers l'intérieur ; donc,
lorsque le gazole a le hoquet, il va lécher la trappe et, avec le temps, finit
par en ramener des petites bribes de silicone, qui finissent par être aspirées
et par bloquer le flux.
Pour la barre, c'est un truc du même tonneau. J'avais déjà eu l'occasion de
vérifier la solidité des poulies de renvoi et la tension des câbles il y a peu,
sauf que j'ai omis de le faire après l'échange moteur. Il est vraisemblable
qu'en retirant le plancher du cockpit mon mécanicien sarde a forcé sur la
poulie, qui se trouve pratiquement sous le moteur, ou l'a heurtée lors de la
dépose ou de la pose. Le socle de la poulie, fixée sur un très épais morceau de
chêne collé à fond de cale, ne tenait plus que par deux vis ; avec le mauvais
temps, la poulie a fini par lever vers l'avant et la drosse, devenue plus lâche,
est sortie de la gorge. J'ai refixé la poulie avec six boulons et ai échangé la
drosse contre un câble de filière et deux serre-câbles à hauban.
Disons, braves gens, que notre sécurité tient à bien peu de chose et que les
ouvriers qui sont à l'oeuvre sur nos bateaux ne mesurent pas toujours les
conséquences d'une petite erreur. D'où la nécessité d'être à bord et d'ouvrir
l'oeil lors de la moindre réparation.

Malgré le caractère sportif de mon arrivée à Bozuk bükü, je crois que j'ai bien
choisi mon point de chute. Le site est merveilleux et le petit restaurant de
Mustafa & Co excellent. Bien que pas trop doué en cuisine, je vais faire une
description sommaire du repas du soir : d'abord le buffet de meze, où les seules
couleurs donnent envie de consommer ; en fait, il s'agit de légumes, de poisson,
de viande cuisinés ; on y trouve des aubergines, des poivrons, des piments, des
concombres, des tomates, des boulettes de viande, des petits filets de poisson,
des salades diverses baignant dans des sauces délicieuses et variées ; rien
qu'avec ce buffet on a l'estomac plein ; après, c'est le plat de résistance, sur
lequel on peut faire l'impasse : encornés, poisson ou viande grillés ou en
sauce, accompagnés de légumes exquis. Rien à voir avec la cuisine anglo-grecque.
Cuisine beaucoup plus recherchée et pas trop cher, du moins dans des lieux qui
ne sont pas hyperfréquentés : pour trois jours, j'ai payé 40 ?, place d'accueil
incluse, puisque les restaurateurs des calas construisent ces pontons pour
attirer le chaland.
http://www.turquie.com/turquie/cuisine-turque/gastronomie-turque-recette-meze.asp
Deux bémols toutefois :
# Le vin est surtaxé et, pour une bonne qualité, on paie cher (donc, vaut mieux
avoir du vin à bord).
# Nos restaurateurs turcs ne sont pas des marins et ils n'ont pas l'habitude de
mettre en place des pendilles d'une grande résistance et d'une grande qualité ;
le soir, par suroît, la houle pénètre dans la crique et il peut y avoir de
mauvaises surprises ; quand on jette un coup d'oeil sous la surface, on
s'aperçoit qu'on est tenu par une pendille de petit diamètre, raccommodée 5 ou 6
fois avec les moyens du bord ; au mois d'août, durant la nuit, une pendille a
lâché et le cata qui avait l'une de ses coques dessus a été abîmer la coque et
les filières d'un Hanse d'au moins 16 m, qui se trouvait à côté de lui ; donc,
mieux vaut mouiller avec une amarre à terre.


Je repris la mer le 4 juillet, profitant du vent portant qui se lève le matin,
et passai la nuit en mer, malgré la faiblesse du vent durant la nuit. Il me
restait 110 MN. En utilisant le moins possible le moteur, je fus à Finike le
lendemain, après avoir traversé l'extraordinaire archipel de Kekova où je
m'octroyais une petite baignade rafraîchissante.

Je me demandais bien comment ça allait se passer à Finike, car, mon téléphone
ayant pris l'eau et la VHF ne pouvant passer les hautes montagnes de la côte, je
n'avais pu annoncer mon arrivée. Mais, dès que je fus en vue du port, je vis
bien que j'étais attendu par les ormeggiatore locaux, qui prirent en main la
manoeuvre et m'accompagnèrent dans ma place. Pour les formalités, on m'attacha
un jeune homme de la marina, qui me fit passer de la douane aux affaires
sanitaires, des affaires sanitaires à la police, de la police au bureau des
affaires maritimes et, en deux heures, j'avais toutes les autorisations
nécessaires à ma survie dans ce beau pays (car ? il faut le dire ? les Turcs ont
hérité de l'Empire ottoman un amour immodéré pour la paperasse et les tampons).
Coût : 8,50 NLT, soit environ 6 ? pour une année.


En conclusion, je dirai que, malgré Luc, estropié de la vie, malgré mon séjour à
l'hôpital de Cagliari, malgré la flotte sicilienne, malgré l'ineffable Bodo et
malgré cette inoubliable journée du 30 juin 2007, ce fut une très belle
croisière ; car il est évidemment toujours beaucoup plus facile de raconter ce
qui a cloché que de décrire la mer, les étoiles, les îles grecques, le soleil de
Turquie, l'eau bleue turquoise, les petits restaurants, les paysages grandioses,
les sites antiques...


Alsace, le 8 février 2008
 

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