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Vendredi 07/07/00 vers 2:30. Il fait nuit noire. La lune est âgée de
seulement 5 jours et les 29% de sa surface visible sont de toutes
façons masqués par les nuages. La visibilité horizontale est malgré
tout très bonne. La mer est calme, le vent léger.
Les voiles sont affalées depuis l'approche finale de l'archipel des
Scilly. Nous naviguons lentement au moteur. A part Louis qui dort
paisiblement dans son immense couchette double au regard de son petit
gabarit d'un enfant de 6 ans, tout le monde est sur le pont.
Après avoir pris ce que je croyais être l'alignement de l'entrée du
port de Saint-Mary's, j'ai laissé la barre à Peter et je suis
redescendu à la table à carte pour tenter de comprendre ce paysage
lumineux qui ne correspond pas du tout à celui que j'attendais.
L'entrée de ce port est objectivement simple. J'en ai négocié, de nuit
aussi, de beaucoup plus complexes. Mais je ne comprends pas ce que
c'est que ce feu rouge à éclat qui semble provenir d'une bouée
inexistante sur la carte ni ce que c'est que ce feu blanc scintillant,
apparemment derrière les bateaux au mouillage. J'ai plusieurs phares
blancs, lequel est celui du bout du môle ? Enfin, j'ai bien mon
alignement d'entrée rouge sur rouge mais j'ai comme un doute. Le
compas de route tribord indique un peu plus de 90, disons 92. Bon
l'alignement est au 97, avec les 5 degrés de déclinaison, c'est
cohérent ; et puis ces deux compas de route sont très mal compensés,
ils diffèrent d'au moins 5°. Enfin, puisque le GPS est maintenant
précis à quelques mètres près, je vérifie ma position sur la carte :
je suis bien en train de rentrer par le bon chemin dans le port.
Peter : "La profondeur diminue."
Laurent : "C'est normal."
Marie-Françoise (à coté de Peter) : "6 mètres !" (avant, nous avions
plutôt 15 mètres).
Laurent : "OK, c'est bon".
Marie-Françoise (un rien tendue) et Peter (parfaitement calme, comme
d'habitude) : "5 mètres ! 4 mètres".
Laurent : "Ralenti !"
Peter : "3 mètres."
Laurent : "POINT MORT !"
Je fonce reprendre la barre. Croyant être au-dessus du pavé de Bacon
Ledge, à gauche de l'alignement, j'embraye et je mets la barre à
tribord toute, pour faire demi-tour. Une hirondelle vient voler au ras
de la coque, éclairée par le puissant feu de pont. C'est bizarre comme
ce détail m'a marqué. Sans cette situation stressante, cette
hirondelle aurait été un ravissement.
Malgré sa dérive basse, 2.05 m au-dessous de la surface, notre ovni 36
fait demi-tour en un large cercle : ce genre de bateau est loin de
pouvoir pivoter sur place. Le bout du môle de Saint-Mary's me paraît
étrangement proche. Les fonds remontent toujours, et de plus en plus
vite.
2.00 m ! "Merdmerdmerde, Peter, remonte la dérive !"
1.90 m, 1.80 m, 1.70 : Klonk ! Nous avons heurté un rocher !
1.60 m, 1.50 m, je remets le moteur au point mort et je me précipite
sur la pompe du vérin du safran, située juste à coté de moi, dans le
coffre arrière tribord. Shhhhhh, klonk, klonk : il y a du sable et des
rochers.
Peter est toujours en train de remonter la dérive.
1.20m, 1.10 m, 1.00 m. A la lumière de la lampe torche du bord, nous
apercevons des laminaires dans l'eau transparente et tranquille. Leurs
gracieuses extrémités ondulent à la surface.
Le bateau semble s'être immobilisé.
Sans doute pressée de se recoucher car elle avait fini son quart à
minuit, Marie-Françoise suggère de s'échouer simplement sur place.
Mais la météo a annoncé un force 6 pour l'aube et de toutes façons,
je ne souhaite pas vraiment m'échouer sans savoir où je me trouve ni
ce que j'ai dessous. Malgré la mer qui descend encore rapidement (nous
sommes à environ 2 heures 30 de la marée basse), le bateau se libère.
Je remets le cap au large et la profondeur retrouve rapidement une
valeur confortable. Je descends le safran et Peter la dérive.
C'est la première fois que je talonne. Intérieurement, je suis
meurtri.
J'avais pourtant parfaitement maîtrisé l'approche sur le phare de
Peninnis Head, l'entrée dans Saint-Mary's sound, le coutournement de
l'île, le passage entre Saint-Mary's et Cugh avec la bouée lumineuse
rouge de Bartholomew Ledges comme seul point de repère en gardant sur
elle des relèvements constants, avant puis arrière, malgré les
courants. Nous étions presque arrivés, le champagne nous attendait
dans le réfrigérateur. Et, si près du but, il a fallu que je
talonne...
Je remets le cap sur le port. Marie-Françoise est à l'avant, avec la
lampe torche à la main. Peter est à la hauteur des haubans pour
relayer l'information. Cette fois-ci, c'est au jugé, sans trop tenir
compte des feux du port, que je parviens à atteindre la zone des
coffres visiteurs. Malheureusement, le seul qui soit libre et
accessible est celui qui est réservé à la douane. Je ne trouve pas un
endroit satisfaisant pour jeter l'ancre.
Je refais demi-tour vers le large.
Pour finir, nous irons mouiller au centre de Saint Mary's Road, par
9.60 m de fond (de sable de bonne tenue ;-), sur toute la chaîne et
bien 20 m de câblot.
Louis dort toujours. Nous ne boirons pas le champagne ce jour là. Je
passe le reste de la nuit à veiller et surveiller les alignements pris
pour contrôler le mouillage. Le bateau bouge beaucoup, ne sachant que
choisir entre le vent et les courants. Le force 6 annoncé nous tombe
dessus, comme prévu.
Je ne suis pourtant pas arrivé aux Scilly, de nuit, les mains dans les
poches. C'était une éventualité que j'avais préparée. J'ai la carte de
l'Admiralty SC 883 (édition 2000) au 12500 ème. Il n'y a rien de plus
précis ni de plus récent. J'ai aussi la dernière édition du guide
Imray rien que sur les îles Scilly. Pour la côte sud de la
Cornouaille, j'ai aussi l'excellent guide de Mark Fishwick : "West
Country Cruising", (dernière édition) qui contient un chapitre complet
sur les Scilly. Naviguant souvent dans des endroits que je ne connais
pas d'avance, je suis un maniaque des documents les plus précis et les
plus récents qui existent. J'ai ces documents depuis plusieurs mois et
je les ai étudiés soigneusement (ça fait aussi parti du plaisir de la
croisière). Enfin j'avais préparé à l'avance les calculs de marées et
de courants de cette zone, entre autres.
En fait, il y avait bien une nouvelle bouée qui ne figurait pas sur ma
carte, installée seulement depuis 2 jours. Et l'alignement rouge sur
rouge a été remplacé par un alignement rouge sur blanc scintillant
plus rouge (masqué par le blanc pour ma mauvaise vue du moins). En
cherchant bien, on trouve un petit paragraphe dans le guide Imray qui
évoque des modifications des feux de l'entrée du port de Saint-Mary's
mais même là, les informations sont incomplètes et inexactes. Et à
2:30 du matin, j'avais complètement oublié l'existence de ce
paragraphe.
En analysant tranquillement à froid les causes de ce talonnage à
l'entrée de Saint-Mary's, je n'ai pas seulement été trompé par des
informations fausses. J'ai aussi commis plusieurs erreurs :
1) Il ne faut pas arriver de nuit pour la première fois aux Iles
Scilly :
Tout le monde me l'avait déconseillé. J'étais parti de Falmouth de
manière à profiter de courants favorables pour passer Lizard Point et
arriver à l'aube. En naviguant de nuit, Louis dormirait
tranquillement. Je me disais que je ralentirai si besoin ou même que
je ferai des ronds dans l'eau en attendant le lever du soleil. Mais le
vent était plus fort qu'annoncé et nous avons été beaucoup plus vite
que prévu. Quant à ralentir dans une zone de séparation du trafic, en
fait ce n'est pas réaliste. Pas plus que de faire des ronds dans l'eau
de nuit à 1:30 du matin au large des Scilly avec un force 6 annoncé au
petit matin.
2) Il ne faut pas vouloir prendre un coffre de nuit à Saint-Mary's :
J'aurai bien mieux fait d'aller directement au mouillage dans
Saint-Mary's road. Même par force 6, une bonne ancre, ça tient.
3) Il ne faut pas suivre un alignement incertain :
Quand j'ai découvert "l'alignement" que j'avais suivi, j'ai viré au
vert : le feu arrière du véritable alignement par le phare du bout du
môle, en plein dans son secteur rouge ! Je courais droit à ma perte.
Quant aux autres phares blancs, c'était des lampadaires... (il y a
d'ailleurs un superbe lampadaire juste au niveau du phare en question,
un peut pâle en comparaison). J'aurais pu le deviner : le phare à un
éclat toutes les 2 secondes, pas les lampadaires.
4) Il ne faut pas vérifier un alignement sur le compas de route :
Il faut le faire avec un compas de relèvement (comme je l'avais fait
sur Bartholomew Ledges). En plus, les 5° de déclinaison s'ajoutent et
ne se retranche pas : apparemment, à 2:30 du matin, je ne sais plus
compter. Et de toutes façons, avec les courants, on avance en crabe,
alors les compas de route, ce n'est décidément pas fait pour les
alignements. Mais je le savais déjà ça !
5) Il ne faut pas oublier de corriger les valeurs du GPS quand on s'en
sert au 100ème de minute près :
Même 0.04 minutes seulement, cela fait quand même 74 mètres d'erreur,
à rajouter à l'imprécision...
6) Il ne faut pas se mettre dans une situation complexe à 2:00 du
matin, après 12 heures d'une navigation stressante :
Au moins pour ce qui me concerne : il est clair que je ne raisonne
plus très bien dans ces conditions.
Pour finir, en virant à tribord quand la profondeur a diminué, j'ai
aggravé la situation sans le savoir. Sinon, heureusement que le
sondeur était réglé avec un pied de pilote de 30 cm et que les
courants nous ont dégagés des rochers plutôt que de nous y coller.
Le lendemain, en plein jour, nous sommes allés prendre un coffre sans
problème. Le plus dur aura été de relever l'ancre avec le vent fort :
une demi-heure d'effort violent malgré le guindeau manuel. Après avoir
récupéré un peu de cette nuit difficile, j'ai de nouveau plongé sous
le bateau pour y trouver juste quelques éraflures à la base de la
dérive. C'est vrai que l'ovni est conçu pour s'échouer.
Bien entendu, le talonnage est mentionné sur le livre de bord et le
loueur en a été avertit. Lui aussi est allé voir sous le bateau et a
pu confirmer mon observation.
lb.
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