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Terre de Feu    
5 messages du 21/12/2000 au 22/12/2000    

 1 - De Alakaluf le jeudi 21 décembre 2000 à 11:34 
 
Hommes frileux qui, sur vos grandes pirogues blanches, allez passer aux
pieds des îles qui furent notre terre, ayez une pensée pour nous, les hommes
de ce bout du monde. Vous qui avez rebaptisé ce lieu de froidure et de vent
du nom d'un village de votre continent, Hoorn, ayez une pensée pour tous
ceux qui, pendant des milliers de générations, ont vécu ici.
Quand vos premiers vaisseaux sont arrivés, les Anciens les ont pris pour de
grands rochers flottant sur la mer, vos officiers habillés et poudrés de
blanc, pour des grands cormorans de haute mer. Nous avons allumé des feux
sur toute la côte pour prévenir notre communauté dispersée de cet étrange
phénomène. Vous avez alors appelé notre terre "Terre des Fumées". Ce nom ne
plaisant pas à vos rois, vous l'avez rebaptisée "Terre de Feu". Vous nous
avez nommé "Yaghan", nous qui nous sommes toujours baptisés "Yamana"
("Hommes"), "Alakaluf" ou "Oonas". Vous nous avez donné de la farine : nous
l'avons étalée sur notre corps nu enduit de graisse de phoque, pensant que c
'était du "tumap", cette poudre blanche magique de nos cérémonies. Vous nous
avez donné du savon : nous l'avons mangé. Vous nous avez donné des
confitures et du chocolat : nous les avons recrachés, pensant que vous
vouliez nous empoisonner, car nous ne connaissions pas le sucré. Notre
langue avait plus de 60 mots pour décrire le malheur, et pas un seul pour
exprimer le bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Voici des milliers de lunes, nous habitions loin vers le couchant, dans ces
contrées où les hommes ont le regard bridé, semblable à une tire-lire de l'
âme. Peuple pacifique, nous avons d'abord été chassés vers le Nord, pays des
glaces éternelles. Un passage nous a permis de gagner vers le levant, puis
vers le Sud, dans un pays où les habitants avaient la peau rouge, le corps
peint et la tête couverte de plumes d'aigles. Eux aussi nous ont chassés,
flèches et lances pointées contre nos enfants. Nous sommes encore descendus
vers le Sud, toujours chassés, toujours exterminés. Nous sommes entrés sur
le territoire des coupeurs de tête habillés d'or, vénérant des serpents à
plume et adorant le dieu Soleil. Poursuivis encore, nous sommes avons dû
descendre jusqu'au bas de la terre. Arrivés au bout du monde, dans ces îles
sauvages et rudes, les autres hommes nous ont enfin laissés tranquilles. Qui
pourrait habiter, là, de toute façon ? Ici règnent les vents fous et les
vagues blanches de colère. Ici règnent le froid et la neige. Ici nagent les
baleines géantes et les orques mangeuses d'hommes. Ici volent les albatros
qui attaquent les nouveaux-nés laissés sans protection. Nous avons creusé
les troncs des hêtres qui poussent malgré le vent, construits des canots,
mis notre feu dedans, une femme et deux enfants, et nous avons fait nôtre
ces bouts de terre désolés. Pendant des générations, nos femmes nues ont
plongé dans l'eau glaciale pour cueillir les "cholgas", ces moules géantes
dont nous jetions les coquilles vides au pied de nos maigres huttes.
Aujourd'hui recouvertes de terre, elles forment d'immenses tumulus qui
ondulent comme des vagues dans les herbes du rivage. Nous changions
fréquemment de camp et d'île, selon la saison. Quand une baleine s'échouait
dans une anse, des feux prévenaient la communauté. A cette occasion
seulement, toutes les familles se réunissaient pour célébrer la mort du
géant et l'abondance de la viande. Nos enfants buvaient le lait du phoque et
nous enterrions nos morts à la surface de la terre avant de brûler leurs
ossements.
Et puis, vous êtes venus sur vos grands vaisseaux. Vous nous avez trouvé
laids et semblables à des brutes. Vous n'avez pas aimé ni compris notre
nudité. Vous nous avez imposé des vêtements et un Dieu de souffrance, nous
qui ne connaissions qu'elle. Vous avez ramené certains des nôtres dans vos
pays lointains, changeant leur nom, bouleversant leurs convictions. Voici
moins de cent ans, vous avez même exposé une famille entière dans l'un de
vos grands villages, appelé Paris, dans un endroit nommé Jardin d'
Acclimatation, où vous enfermiez des animaux étranges. Etions-nous des bêtes
pour être ainsi montrés à votre peuple derrière des barreaux, avec un simple
écriteau posé sur les grilles ? Bien peu d'entre vous ont tenté de
comprendre notre langue rauque et liquide, faite de roches dures et d'eau
froide. Vous nous avez rassemblé dans les villages que vous construisiez le
long de nos côtes, comme Ushuaia. D'étranges maladies nous ont décimés. Nous
n'avons pas tenté de résister. Nous nous sommes laissés mourir plutôt que de
nous battre, plutôt que de vivre à votre façon.
Hommes frileux à la peau claire qui allez passer, sur vos grandes pirogues
blanches, au pied d'un de vos mythes, là-bas, au bout du monde, songez un
instant aux miens. Cette terre de légende et de souffrance a été la nôtre
pendant des milliers d'années. Sur les îles qui cernent votre cap Horn, ne
restent que quelques silex taillés abandonnés dans les algues géantes et des
montagnes de coquillages enfouis sous la terre. Mais, dans le vacarme du
vent qui hurle sans relâche, peut-être entendrez-vous les chants tristes de
mon peuple.
 
 2 - De Perio.hubert le jeudi 21 décembre 2000 à 19:48 
 
bonsoir

qui a écrit ce magnifique texte, on dirait du Coloane ?

(ce n'est pas une devinette mais une question)


Hubert, de Cherbourg
hubert.perio@laposte.net
http://hubert.perio.free.fr/

Alakaluf <alakaluf@free.fr> a écrit dans le message :
y0l06.296$39.1117244@nnrp3.proxad.net...
>
> Hommes frileux qui, sur vos grandes pirogues blanches, allez passer aux
> pieds des îles qui furent notre terre, ayez une pensée pour nous, les
hommes
> de ce bout du monde. Vous qui avez rebaptisé ce lieu de froidure et de
vent
> du nom d'un village de votre continent, Hoorn, ayez une pensée pour tous
> ceux qui, pendant des milliers de générations, ont vécu ici.
> Quand vos premiers vaisseaux sont arrivés, les Anciens les ont pris pour
de
> grands rochers flottant sur la mer, vos officiers habillés et poudrés de
> blanc, pour des grands cormorans de haute mer. Nous avons allumé des feux
> sur toute la côte pour prévenir notre communauté dispersée de cet étrange
> phénomène. Vous avez alors appelé notre terre "Terre des Fumées". Ce nom
ne
> plaisant pas à vos rois, vous l'avez rebaptisée "Terre de Feu". Vous nous
> avez nommé "Yaghan", nous qui nous sommes toujours baptisés "Yamana"
> ("Hommes"), "Alakaluf" ou "Oonas". Vous nous avez donné de la farine :
nous
> l'avons étalée sur notre corps nu enduit de graisse de phoque, pensant que
c
> 'était du "tumap", cette poudre blanche magique de nos cérémonies. Vous
nous
> avez donné du savon : nous l'avons mangé. Vous nous avez donné des
> confitures et du chocolat : nous les avons recrachés, pensant que vous
> vouliez nous empoisonner, car nous ne connaissions pas le sucré. Notre
> langue avait plus de 60 mots pour décrire le malheur, et pas un seul pour
> exprimer le bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement ?
> Voici des milliers de lunes, nous habitions loin vers le couchant, dans
ces
> contrées où les hommes ont le regard bridé, semblable à une tire-lire de
l'
> âme. Peuple pacifique, nous avons d'abord été chassés vers le Nord, pays
des
> glaces éternelles. Un passage nous a permis de gagner vers le levant, puis
> vers le Sud, dans un pays où les habitants avaient la peau rouge, le corps
> peint et la tête couverte de plumes d'aigles. Eux aussi nous ont chassés,
> flèches et lances pointées contre nos enfants. Nous sommes encore
descendus
> vers le Sud, toujours chassés, toujours exterminés. Nous sommes entrés sur
> le territoire des coupeurs de tête habillés d'or, vénérant des serpents à
> plume et adorant le dieu Soleil. Poursuivis encore, nous sommes avons dû
> descendre jusqu'au bas de la terre. Arrivés au bout du monde, dans ces
îles
> sauvages et rudes, les autres hommes nous ont enfin laissés tranquilles.
Qui
> pourrait habiter, là, de toute façon ? Ici règnent les vents fous et les
> vagues blanches de colère. Ici règnent le froid et la neige. Ici nagent
les
> baleines géantes et les orques mangeuses d'hommes. Ici volent les albatros
> qui attaquent les nouveaux-nés laissés sans protection. Nous avons creusé
> les troncs des hêtres qui poussent malgré le vent, construits des canots,
> mis notre feu dedans, une femme et deux enfants, et nous avons fait nôtre
> ces bouts de terre désolés. Pendant des générations, nos femmes nues ont
> plongé dans l'eau glaciale pour cueillir les "cholgas", ces moules géantes
> dont nous jetions les coquilles vides au pied de nos maigres huttes.
> Aujourd'hui recouvertes de terre, elles forment d'immenses tumulus qui
> ondulent comme des vagues dans les herbes du rivage. Nous changions
> fréquemment de camp et d'île, selon la saison. Quand une baleine
s'échouait
> dans une anse, des feux prévenaient la communauté. A cette occasion
> seulement, toutes les familles se réunissaient pour célébrer la mort du
> géant et l'abondance de la viande. Nos enfants buvaient le lait du phoque
et
> nous enterrions nos morts à la surface de la terre avant de brûler leurs
> ossements.
> Et puis, vous êtes venus sur vos grands vaisseaux. Vous nous avez trouvé
> laids et semblables à des brutes. Vous n'avez pas aimé ni compris notre
> nudité. Vous nous avez imposé des vêtements et un Dieu de souffrance, nous
> qui ne connaissions qu'elle. Vous avez ramené certains des nôtres dans vos
> pays lointains, changeant leur nom, bouleversant leurs convictions. Voici
> moins de cent ans, vous avez même exposé une famille entière dans l'un de
> vos grands villages, appelé Paris, dans un endroit nommé Jardin d'
> Acclimatation, où vous enfermiez des animaux étranges. Etions-nous des
bêtes
> pour être ainsi montrés à votre peuple derrière des barreaux, avec un
simple
> écriteau posé sur les grilles ? Bien peu d'entre vous ont tenté de
> comprendre notre langue rauque et liquide, faite de roches dures et d'eau
> froide. Vous nous avez rassemblé dans les villages que vous construisiez
le
> long de nos côtes, comme Ushuaia. D'étranges maladies nous ont décimés.
Nous
> n'avons pas tenté de résister. Nous nous sommes laissés mourir plutôt que
de
> nous battre, plutôt que de vivre à votre façon.
> Hommes frileux à la peau claire qui allez passer, sur vos grandes pirogues
> blanches, au pied d'un de vos mythes, là-bas, au bout du monde, songez un
> instant aux miens. Cette terre de légende et de souffrance a été la nôtre
> pendant des milliers d'années. Sur les îles qui cernent votre cap Horn, ne
> restent que quelques silex taillés abandonnés dans les algues géantes et
des
> montagnes de coquillages enfouis sous la terre. Mais, dans le vacarme du
> vent qui hurle sans relâche, peut-être entendrez-vous les chants tristes
de
> mon peuple.
>
>
>
 
 3 - De Gils Gayraud le jeudi 21 décembre 2000 à 21:40 
 
> qui a écrit ce magnifique texte, on dirait du Coloane ?

C'est qui  Coloane de ..., Hubert, de Cherbourg ?
Excusez mon ignorance ?

Gils.
 
 4 - De Perio.hubert le jeudi 21 décembre 2000 à 22:20 
 
bonsoir

L'écrivain Francisco Coloane est né en 1910 dans l'île de Chiloé, au sud du
Chili
Il a écrit entre autres "terre de feu"

un bouquin à lire avant d'aller par là, non pas comme un guide touristique,
mais "pour l'ambiance" ....

un extrait sur les Alakalufs :
*******************
"Puerto Eden doit probablement son nom à la fabuleuse beauté du site. A
l'extrémité du canal de Messier, bordé de hautes murailles grisâtres, le
courant enfle comme une veine pressurée et le sombre couloir monumental
débouche sur un monde nouveau, primitif, où règne une nature d'une
luxuriance grandiose et indomptée. Après l'imposante austérité de la roche,
les îles verdoyantes de Puerto Eden offrent le spectacle d'une splendide
oasis qui semble récemment surgie des eaux, et où le voyageur s'attend à
rencontrer les premiers hommes...

Toutefois, ces îles sont froides, humides, couvertes d'une épaisse et
poreuse couche de tourbe millénaire. De ce tapis de mousse et de lichens
s'élèvent des forêts de chênes, de canneliers, de cyprès et de lauriers.
C'est sur ces rivages, où abondent fruits de mer et poissons, qu'une race
ancestrale a trouvé refuge : les Alakaluf.

Nul ne sait d'où vinrent ces hommes. Après avoir traversé les eaux désertes
et tourmentées du Pacifique Sud, ils furent probablement les premiers êtres
humains qui foulèrent ce paradis protégé par les murailles andines et par la
mer. Distincts des autres aborigènes qui peuplent les régions magellanes,
ils reçurent des Yaghan de la Terre de Feu l'étrange nom "d'hommes de
l'ouest avec des couteaux en coquillage", ce qui est la signification du mot
alakaluf. Puis un jour, l'homme blanc fit son apparition sur ces rivages
vierges, introduisant l'alcool et la syphilis, bouleversant l'existence des
Alakaluf, qui s'obstinèrent néanmoins à conserver la coutume de trancher le
cordon ombilical du nouveau-né avec un coquillage."

Francisco Coloane, Tierra del fuego, 1963

********
un site parmi d'autres : http://jm.saliege.com/alakalufs.htm

Hubert, de Cherbourg
hubert.perio@laposte.net
http://hubert.perio.free.fr/

Gils Gayraud <gilisa@free.fr> a écrit dans le message :
LUt06.421$g43.1556630@nnrp3.proxad.net...
> > qui a écrit ce magnifique texte, on dirait du Coloane ?
>
> C'est qui  Coloane de ..., Hubert, de Cherbourg ?
> Excusez mon ignorance ?
>
> Gils.
>
>
 
 5 - De Alakaluf le vendredi 22 décembre 2000 à 12:15 
 
Bonjour à vous, hommes frileux à la peau claire qui naviguez sur les eaux
tumultueuses du courant Virtuel,

Je place Coloane parmi les plus grands auteurs sud-américains et, au-delà,
parmi les plus grands tout court. Son style est exactement en phase avec la
réalité fuégienne : sec, âpre, venté. La vérité m'oblige à dire que ce texte
n'est pas de lui. La comparaison est flatteuse, et je vous en remerie, mais
franchement disproportionnée.
Quoi qu'il en soit, si j'ai pu éclairer quelque peu le destin tragique d'un
peuple méconnu, qui a vécu pendant des millénaires sur les îles Wollaston -
magnifiques, désolées, escarpées, qui englobent l'île Horn - et, plus au
Nord, dans toute la Terre de Feu, j'en suis très heureux. Le nom Ushuaia
vient d'ailleurs de leur langue, et signifie à peu près "grande baie ouverte
vers l'Ouest". Ce qu'elle est. Ils auraient pu rajouter "magnifique", si
l'Histoire leur avait laissé le goût de la beauté et du bonheur... Reste
qu'aujourd'hui, si le cirque naturel qui englobe Ushuaia est à couper le
souffle, comme l'ensemble de la "Tierra del Fuego" d'ailleurs, la ville en
elle-même est beaucoup moins séduisante. Semblable à une petite cité de
pionniers de l'Ouest américain, elle pousse comme un champignon depuis
quinze ans, et aligne dans ses rues, outre des magasins "free of taxes" (la
ville a un statut spécial) et des échoppes pour touristes, des processions
de 4x4 dont la caractéristique commune est de posséder un pot d'échappement
crevé, d'où un vacarme absolument apocalyptique. Quant à l'aéroport,
autrefois simple piste de ciment flanquée d'un petit chalet suisse en guise
de terminal, il accueille aujourd'hui des 747 et exhibe un terminal
"international" semblable à ceux que l'on trouve partout dans le monde :
verre et acier, parfums et cigarettes. Brave new world...

Alakaluf
 

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